177 Jean-Louis Le Moigne Professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille Pré

177 Jean-Louis Le Moigne Professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille Président du Programme européen Modélisation de la CompleXité MCX Vice-Président de l’Association pour la Pensée Complexe APC On comprend aisément que ce dernier ait souhaité conduire une série des entretiens avec des sociologues très divers sur leur perception de ce concept alors en formation. Pour comprendre en sociologue ce que signifie des expressions telles que ‘travail de lien’ ou ‘faire du lien’, il fallait certes d’abord complexifier le concept de relation pour rendre compte des expériences innombrables du ‘travail de lien’; et pour cela ‘la première des choses à apprendre est qu’il faut d’abord avoir un mot’ dira un de ses interlocuteurs (D. Beresniak), d’où l’origine du mot ‘reliance’ Et pour conclure ces échanges, on comprend aussi qu’il ait choisi d’interroger E Morin : Ne lui fallait-il pas reconnaître le champ épistémologique que ce concept de ‘reliance’ va permettre de labourer de fort fructueuse façon, sans s’enfermer dans le pré carré réservé aux sociologues de profession. M. Bolle de Bal synthétise fort heureusement cette chaleureuse discussion par une formule qui me semble bienvenue ici : Il nous faut passer d’une «théorie de la reliance restreinte» à une «théorie de la reliance généralisée (reliance de la science et des citoyens, reliance des citoyens entre eux, reliance des connaissances séparées...)». On comprend mieux alors la répartie d’Edgar Morin : ‘Cette notion complexe de Reliance, j’en avais besoin’. Créée par un sociologue afin d’enrichir ses Synergies Monde n° 4 - 2008 pp. 177-184 Edgar Morin, le génie de la Reliance ‘Cette notion complexe de Reliance, j’en avais besoin’: Edgar Morin «... Il y a des mots qui entrent dans un vocabulaire... épisodiquement, voire par effraction. Puis... on se dit -tiens, voilà un mot qui me convient bien. C’est comme des virus. Une fois qu’ils sont rentrés, qu’ils trouvent le chemin favorable, ils se multiplient... C’est ce qui s’est passé pour moi... avec le virus - reliance-... Il me vient de plus en plus souvent en bouche ou sous la plume, ce qui signifie qu’il a trouvé un terrain favorable et se multiplie comme un virus. … Cette notion de reliance, j’en avais besoin : cela me parait de plus en plus évident...», ajoutera E. Morin1 s’entretenant en 1995 avec ‘l’inventeur’ du concept de ‘Reliance’ le sociologue M. Bolle de Bal. 178 représentations des ‘relations sociales’ (‘j’aime à définir la reliance, dans la dimension normative que je lui attribue, comme le partage des solitudes acceptées et l’échange des différences respectées’ écrira t il ), la notion de Reliance… généralisée va s’avérer presque nécessaire pour permettre de nous libérer de la prégnance simplificatrice du concept de ‘Relation, sociale ou autre’ : ‘Relation de A à B , et parfois relation réflexive de B à A’, sans que l’on puisse percevoir par ce mot les transformations souvent peu visibles de A et de B qu’engendre la relation qui relie l’un à l’autre. Des quelques quarante textes rassemblés par M. Bolle de Bal en 1995 autour du concept de «Reliance», «l’acte de relier et de se relier et son résultat»), celui d’Edgar Morin que l’on vient d’évoquer est peut-être celui qui nous aide le mieux à «assimiler ce nouveau schème» dans nos langages et nos cultures : l’image du virus qui se multiplie en terrain favorable. Je pense que G Bachelard aurait été heureux d’en disposer lorsqu’il s’interrogeait en 1934 sur l’irréductible complexité du concept de relation, en une formule qui garde toujours sa puissance : « Loin que ce soit l’être qui illustre la relation , c’est la relation qui illumine l’être 2» . Subreptice changement de regard qui fait de la relation l’acteur, et de l’être, le résultat, alors que nous étions accoutumés à tenir l’être, acteur essentiel, illustrant son action par son résultat : la relation. Peut-on entendre cette dualité par le seul mot de ‘relation’, passivé par l’usage ? Le sociologue avait spontanément perçu l’appauvrissement de ce concept de relation qui évoquait malaisément son caractère dialogique souligné par Bachelard. Tant de disciplines se l’étaient appropriées dans son ontologie traditionnelle que celle-ci l’avait en quelque sorte ‘mono-logiqué’, atténuant par trop sa charge phénoménologique. Ne nous fallait-il pas un concept qui exprime à la fois ‘l’action de relier et de se relier et ses résultats’, restituant à ce complexe sémantique sa complexité potentielle et ses vertus récursives ‘auto éco transformantes’ ? En français, le mot Reliance émergeait en quelque sorte de cette nécessaire dépassivation du mot relation. ‘La notion de reliance, inventée par le sociologue Marcel Bolle de Bal, comble un vide conceptuel en donnant une nature substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement, et en donnant un caractère actif à ce substantif. «Relié» est passif, «reliant» est participant, «reliance» est activant’3, synthétisera E Morin en caractérisant en 2005, ce concept exprimant de façon presque musicale la ‘cellule souche’ de la pensée complexe ‘La pensée complexe est la pensée qui relie. L’éthique complexe est l’éthique de reliance. [...] Il faut, pour tous et pour chacun, pour la survie de l’humanité, reconnaître la nécessité de relier, de se relier aux nôtres, de se relier aux autres, de se relier à la Terre-Patrie’4 On comprend l’aisance avec laquelle E Morin a assimilé et enrichi le concept de reliance qui lui permettait de condenser symboliquement l’expression de la Trinité (j’allais écrire de la Reliance, au risque, ici tolérable, d’une tautologie !) des trois Principes inséparables et distinguables dont la conjonction forme la ‘consistance’ de la Pensée complexe. ‘Les principes de la pensée complexe, la dialogique, la boucle récursive, le principe hologrammatique sont des expliquants qui vont, je le crois, plus avant dans l’élucidation de l’humain, de Synergies Monde n° 4 - 2008 pp. 177-184 Jean-Louis Le Moigne 179 la vie, du monde. Mais ces expliquants, comme tous les expliquants, sont eux- mêmes inexplicables»5 Ne s’agit-il pas toujours ‘d’articuler ce qui est séparé et relier ce qui est disjoint’’6 ? Devise au cœur de ‘La Méthode’ qui devient la définition fonctionnelle de la faculté de Reliance. C’est à dessein que j’utilise ici le mot de ‘consistance’ pour caractériser cette conjonction fondatrice du Paradigme morinien de la Complexité7 : Je l’emprunte à la méditation de l’œuvre étonnante d’Edgar Poe, ‘Euréka’ qui fascinait P . Valéry : « Pour atteindre ce qu’il appelle la vérité, Poe invoque ce qu’il appelle la Consistance (Consistency). Il n’est pas très aisé de donner une définition nette de cette consistance. …Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein ; exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation »8 Cet ‘admirable dessein’, n’est-il pas celui auquel nous aspirons lorsque nous évoquons le concept de reliance qui permet la consistance (ou la congruence) dialogique plutôt que la cohérence monologique sans pourtant l’interdire et sans jamais s’y réduire. L’audace d’Edgar Morin fut ici de prendre le risque de proposer une démarche intelligible et (tenue pour) paradoxale, novatrice, pour explorer plutôt que pour découvrir. En forgeant le principe Dialogique, il fait de la reliance une vertu paroxystique, longtemps tenue pour scandaleuse par les académies. La dialogique postule et tient pour identifiable et par là intelligible bien qu’inexplicable in fine, la conjonction du complémentaire et de l’antagoniste, du pour et du contre, ‘d’homo sapiens et d’homo démens’, de l’homogénéisant et de l’héterogénéisant, de l’ordre et du désordre, du continu et du discret, de l’unité et de la pluralité ; ‘Toutes choses étant causées et causantes, médiates et de l’immédiate, …’. On se souvient de cette provocation anti cartésienne lancée par Pascal qu’Edgar Morin aime souvent rappeler (‘…., je tiens pour impossible de connaître le tout sans connaître également les parties, ni de ….’), comme de la leibnizienne notion ‘d’Unitas Multiplex’ qu’il reprend volontiers avec jubilation : ‘Ces deux notions sont une’ sans que pour autant la dialogique puisse se dissoudre dans la scolaire dialectique ‘thèse- antithèse - synthèse’. ‘[...] Dialogique signifie unité symbiotique de deux logiques, qui à la fois se nourrissent l’une l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent et se combattent à mort. Je dis dialogique, non pour écarter l’idée de dialectique, mais pour l’en faire dériver. La dialectique de l’ordre et du désordre se situe au niveau des phénomènes; l’idée de dialogique se situe au niveau du principe, et j’ose déjà l’avancer [...] au niveau du paradigme. En effet, pour concevoir la dialogique de l’ordre et du désordre, il nous faut mettre en suspension le paradigme logique où l’ordre exclut le désordre et inversement où le désordre exclut l’ordre. Il nous faut concevoir une relation fondamentalement complexe, c’est-à-dire à la fois complémentaire, concurrente, antagoniste et incertaine entre ces deux notions. Ainsi l’ordre et le désordre, sous un certain angle, sont, non seulement distincts, mais en opposition absolue; sous un autre angle, en dépit des distinctions et oppositions, ces deux notions sont une’9 Edgar Morin, le génie de la Reliance 180 Très vite d’ailleurs cette conception ‘dualisante’ de la dialogique se complexifiera. Dans un essai remarquable sur ‘Morin dans sa langue’10’, uploads/Philosophie/ articulo-morin-y-la-x27-reliance-x27-2008.pdf

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