Vladimir Soloviev (Соловьёв Владимир Сергеевич) 1853 – 1900 L’IDÉE RUSSE 1888 P

Vladimir Soloviev (Соловьёв Владимир Сергеевич) 1853 – 1900 L’IDÉE RUSSE 1888 Paris, Perrin et Cie, 1888. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — — — — LITTÉRATURE RUSSE — — — — 2 TABLE I...............................................................................................5 II .............................................................................................8 III..........................................................................................12 IV..........................................................................................16 V ...........................................................................................19 VI..........................................................................................22 VII ........................................................................................27 VIII.......................................................................................30 IX..........................................................................................33 X ...........................................................................................38 3 Le but de ces pages n’est pas de donner des détails sur l’état actuel de la Russie, comme si elle était un pays ignoré et méconnu en Occident. Sans parler des nombreuses traductions qui ont fami- liarisé l’Europe avec les chefs-d’œuvre de notre littéra- ture, on voit maintenant, surtout en France, des écrivains éminents renseigner le public européen sur la Russie, beaucoup mieux, peut-être, qu’un Russe ne saurait le faire. Pour ne citer que deux noms français, M. Anatole Leroy-Beaulieu a donné dans son excellent ouvrage, l’Empire des Tsars, un exposé très-véridique, très com- plet et très bien fait, de notre état politique, social et reli- gieux, et M. le vicomte de Vogüe, dans une série d’écrits brillants sur la littérature russe, a traité son sujet, non seulement en connaisseur, mais en enthousiaste. Grâce à ces écrivains, et à beaucoup d’autres encore, la partie éclairée du public européen doit avoir une connais- sance suffisante de la Russie, sous les aspects multiples de son existence réelle. Mais, cette connaissance des cho- ses russes laisse toujours ouverte une question d’un ordre différent, fort obscurcie par de puissants préjugés, et qui, en Russie même, n’a généralement reçu que des solutions dérisoires. Considérée par plusieurs comme oiseuse, et comme trop téméraire par d’autres, cette question est, en vérité, la plus importante entre toutes pour un Russe, et, en dehors de la Russie, elle ne saurait manquer d’intérêt 4 pour tout esprit sérieux. J’entends la question sur la rai- son d’être de la Russie dans l’histoire universelle. Quand on voit cet empire immense se produire avec plus ou moins d’éclat, depuis deux siècles, sur la scène du monde, quand on le voit accepter, sur beaucoup de points secondaires, la civilisation européenne, et la rejeter obstinément sur d’autres plus importants, en gardant ain- si une originalité qui, pour être purement négative, n’en paraît pas moins imposante, — quand on voit ce grand fait historique, on se demande : Quelle est donc la pensée qu’il nous cache ou nous révèle ; quel est le principe idéal qui anime ce corps puissant ; quelle nouvelle parole ce peuple nouveau venu dira-t-il à l’humanité ; que veut-il faire dans l’histoire du monde ? Pour résoudre cette ques- tion, nous ne nous adresserons pas à l’opinion publique d’aujourd’hui, ce qui nous exposerait à être désabusés demain. Nous chercherons la réponse dans les vérités éternelles de la religion. Car l’idée d’une nation n’est pas ce qu’elle pense d’elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans l’éternité. 5 I En acceptant l’unité essentielle et réelle du genre hu- main, — et il faut bien l’accepter, puisque c’est une vérité religieuse justifiée par la philosophie rationnelle et confirmée par la science exacte, — en acceptant cette unité substantielle, nous devons considérer l’humanité entière comme un grand être collectif ou un organisme social dont les différentes nations représentent les mem- bres vivants. Il est évident, à ce point de vue, qu’aucun peuple ne saurait vivre en soi, par soi et pour soi, mais que la vie de chacun n’est qu’une participation détermi- née à la vie générale de l’humanité. La fonction organi- que qu’une nation doit remplir dans cette vie universelle, — voilà sa vraie idée nationale, éternellement fixée dans le plan de Dieu. Mais, s’il est vrai que l’humanité est un grand orga- nisme, il faut bien se rappeler que ce n’est pas là un orga- nisme purement physique, mais que les membres et les éléments dont il se compose — les nations et les indivi- dus — sont des êtres moraux. Or, la condition essentielle d’un être moral, c’est que la fonction particulière qu’il est appelé à remplir dans la vie universelle, l’idée qui déter- mine son existence dans la pensée de Dieu, ne s’impose jamais comme une nécessité matérielle, mais seulement comme une obligation morale. La pensée de Dieu, qui est une fatalité absolue pour les choses, n’est qu’un de- voir pour l’être moral. Mais, s’il est évident qu’un devoir 6 peut être rempli ou non, peut être rempli bien ou mal, peut être accepté ou rejeté, on ne saurait admettre, d’un autre côté, que cette liberté puisse changer le plan provi- dentiel, ou enlever son efficacité à la loi morale. L’action morale de Dieu ne peut pas être moins puissante que son action physique. Il faut donc reconnaître que, dans le monde moral, il y a aussi une fatalité, mais une fatalité indirecte et conditionnée. La vocation ou l’idée propre que la pensée de Dieu assigne à chaque être moral — in- dividu ou nation — et qui se révèle à la conscience de cet être comme son devoir suprême, — cette idée agit, dans tous les cas, comme une puissance réelle, elle détermine, dans tous les cas, l’existence de l’être moral, — mais elle le fait de deux manières opposées : elle se manifeste comme loi de la vie, quand le devoir est rempli, et comme loi de la mort, quand il ne l’est pas. L’être moral ne peut jamais se soustraire à l’idée divine, qui est sa rai- son d’être, mais il dépend de lui-même de la porter dans son cœur et dans ses destinées comme une bénédiction ou comme une malédiction. Ce que je viens de dire est ou devrait être un lieu com- mun pour tout — je ne dirai pas chrétien — mais pour tout monothéiste. Et en effet, on ne trouve rien à redire à ces pensées quand elles sont présentées d’une manière générale, c’est contre leur application à la question natio- nale qu’on proteste. Le lieu commun se transforme alors tout d’un coup en une rêverie mystique, et l’axiome de- vient une fantaisie subjective. « Qui a jamais su la pensée de Dieu sur une nation, qui peut parler de devoir à un peuple ? Affirmer sa puissance, poursuivre son intérêt na- tional, voici tout ce qu’un peuple doit faire, et le devoir 7 d’un patriote se réduit à soutenir et à servir son pays dans cette politique nationale sans lui imposer ses idées subjec- tives. Et pour savoir les vrais intérêts d’une nation et sa mission historique réelle, il n’y a qu’un seul moyen sûr, c’est de demander au peuple lui-même ce qu’il en pense, c’est de consulter l’opinion publique. » Il y a cependant quelque chose d’étrange dans ce jugement en apparence si sensé. Ce moyen empirique pour apprendre la vérité est ab- solument impraticable là où l’opinion nationale est par- tagée, ce qui est presque toujours le cas. Quelle est la vraie opinion publique de la France : celle des catholi- ques, ou bien celle des francs-maçons ? Et puisque je suis Russe, à laquelle des opinions nationales dois-je sacrifier mes idées subjectives : à celle de la Russie officielle et of- ficieuse, la Russie d’aujourd’hui ; ou bien à celle que pro- fessent plusieurs millions de nos vieux croyants, ces vrais représentants de la Russie traditionnelle, de la Russie du passé pour qui notre Église et notre État actuel sont l’empire de l’Antechrist ; ou bien encore serait-ce aux ni- hilistes qu’il faudrait nous adresser, eux qui représentent peut-être l’avenir de la Russie ? 8 II Je n’ai pas à insister sur ces difficultés, puisque l’histoire fournit à l’appui de ma thèse une preuve directe et connue de tout le monde. S’il y a une vérité acquise pour la philosophie de l’histoire, c’est celle-ci : que la vo- cation définitive du peuple juif, sa vraie raison d’être est essentiellement attachée à l’idée messianique, c’est-à-dire à l’idée chrétienne. Il ne paraît pas cependant que l’opinion publique, le sentiment national des juifs, ait été très favorable au christianisme. Je ne veux pas adresser des reproches vulgaires à ce peuple unique et mystérieux, qui est après tout le peuple des prophètes et des apôtres, le peuple de Jésus-Christ et de la sainte Vierge. Ce peuple vit encore et la parole du Nouveau-Testament lui promet une régénération complète : « Tout l’Israël sera sauvé » (Rom., XI, 26). Et — je tiens à le dire quoique je ne puisse pas prouver ici cette assertion1 1 1 1 — « l’endurcissement » des juifs n’est pas la seule cause de leur position hostile à l’égard du christianisme. En Russie surtout, où l’on n’a jamais essayé d’appliquer aux juifs les principes du Christianisme, oserons-nous leur de- mander d’être plus chrétiens que nous-mêmes ? J’ai voulu seulement rappeler ce fait historique remarquable que le peuple appelé à donner au monde le Christianisme n’a accompli cette mission que malgré lui-même, qu’il 1 J’ai tâché de le faire dans deux études sur la question juive, dont l’une a été analy- sée dans la Revue française, sept. et oct. 1886. 9 persiste dans sa grande majorité et uploads/Philosophie/ soloviev-l-x27-idee-russe 1 .pdf

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