1 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS Gérard GRIG Art musical
1 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS Gérard GRIG Art musical et Philosophie dans le Grand Traité de la Musique d'Al-Fārābī (IXe-Xe siècles), traduit du Kitābu l-Mūsīqī al- Kabīr 2020 Première année de master de Philosophie Sous la direction de monsieur Philippe Grosos 2 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS Introduction Al-Fārābī (872-950) est un philosophe médiéval persan, né en Sogdiane, région de plaines sèches et fertiles d’Asie centrale où coulent l’Amou-Daria et le Syr-Daria, sur la route de la Soie qui passe à Samarkand et Boukhara. Située entre Orient et Occident, la Sogdiane a été conquise et hellénisée par Alexandre le Grand, longtemps avant le califat abbasside contemporain d’Al-Fārābī. Après Alexandre, elle a appartenu au royaume hellénistique séleucide, puis gréco-bactrien, avant que les Romains n’y affrontent les Parthes et les Chinois. Le califat amorçait son déclin au début du Xe siècle, après le règne d’Hārūn ar-Rachīd popularisé par Les Mille et une Nuits. La pensée politique d’Al-Fārābī visera à la restauration de ce califat abbasside qui se disloquait. Al-Fārābī est un faylasūf, un penseur de langue arabe qui a assimilé l'héritage éclectique de la philosophie néoplatonicienne d'Alexandrie, la falsafa. Disciple d'Al-Kindī (801-873) et de Rāzī (865-925 ou 935), il est un savant rationaliste à la culture encyclopédique, versé dans les mathématiques et la musique, qui pratique la religion musulmane sous la forme du mysticisme soufi esthétisé, après avoir été juge islamique. Néanmoins, dans la région de Bagdad où il passera la majeure partie de sa vie – et où vivent aussi des chrétiens – les païens sont encore majoritaires, alors que les musulmans sont divisés entre sunnites et chiites. Les païens, dont la secte produira l'hermétisme, rendent un culte à Hermès Trismégiste, qu’ils assimilent à l’Idrīs du Coran. Quant au chiisme, il deviendra la religion d’État de la Perse au XVIe siècle, avec la figure de l’imām infaillible, source de l’autorité spirituelle et temporelle. Le chiisme est apparu dans le contexte troublé de la lutte entre les tenants de la tradition de l’islam et les successeurs politiques du Prophète. – Une pensée éclectique qui ne sépare pas le savoir et la foi À Bagdad, il existe des écoles mystiques soufies, ainsi qu’une multitude de sectes musulmanes. Les plus notoires sont celles des gnostiques ismaéliens du chiisme (dont dériveront les Assassins), tandis que la scolastique musulmane, à base de théologie juridique qui débat de la relation entre la foi et le savoir, se fixe dans le kalām des acharites (du côté de 3 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS la foi) et dans le kalām des mutazilites (du côté de la raison). Il faudrait ajouter les disputeurs ou mutakallimins, qui rejettent l’interprétation littérale du Coran, tel Al-Kindī, et les « Frères en pureté » (ikhwān al-safa'), sorte de franc-maçonnerie du courant chiite ismaélien, qui réunit en secret des théosophes pythagoriciens. En vérité, l’éclectisme alexandrin des penseurs gréco-arabes forme une pensée réconciliatrice, à la fois péripatéticienne, platonicienne et plotinienne, et qui ne s’oppose pas à la foi. Selon Ernest Renan, cet important ensemble gréco-arabe ne constituait pas une philosophie originale, et il n’a pas eu de continuateurs1. Cependant l'éclectisme, qui dissocie et unit les contraires par le moyen de la dialectique (jadāl), est une pensée raffinée, qui demande une grande culture philosophique. À cela s'ajoute le fait que la pensée gréco-arabe est prudentielle – par sagesse autant que par politique – et qu'elle donne un nouveau souffle à l'ironie, qui cultive la métaphore, mais qui a le droit de mentir pour la recherche du bien. L’éclectisme des élites persanes constituait la philosophie de l’École savante de Bagdad (bayt al-ḥikma), institution qui diffusait la compilation et le commentaire des traductions des grecs antiques, en s’adonnant à la falsafa et aux arts, tandis que le peuple assimilait les falāsifa aux membres d’une secte grecque qu’il suspectait de magie, voire de mécréance. Au sein de la falsafa, et comme Al-Kindī, Al-Fārābī avait clairement une pratique extérieure de la religion musulmane. Tout en admettant l’existence de la Révélation, tous deux limitaient le Coran à une vulgarisation allégorique dispensée par le premier Mahomet, qui ne connaissait pas les réalités profondes qu’il révélait, alors qu’eux-mêmes possédaient d’autres moyens intellectuels de s’unir au divin dont ils émanaient. Pour les penseurs gréco-arabes, qui ne voyaient pas d’opposition entre le savoir et la foi – celle-ci constituant une approche seconde de la vérité – les théologiens kalamites représentaient un tiers inutile et nuisible, entre la multitude et la philosophie. Dans la chaîne de transmission de la philosophie des Grecs qui va d’Al-Kindī (IXe siècle) à Averroès (XIIe siècle), et qui s’est produite dans les bordures des califats, Al-Fārābī se signale par sa volonté constante de maintenir le cap rationaliste, évitant l’écueil des sectes islamiques et gnostiques, ou bien celui du soufisme annihilateur conduisant à la dévotion exclusive, ou encore celui de l’incrédulité qui se permet tout sous le masque de l’initiation théosophique. 1 Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme : essai historique, dans Œuvres complètes, tome III : Œuvres philosophiques, Paris, Calmann-Lévy, 1994. 4 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS S’il a bien existé un « miracle grec », il a été prolongé par un « miracle gréco-arabe » dont Al- Fārābī a été le meilleur artisan, en tant qu’héritier de la philosophie alexandrine fondée par Plotin. Pour lire et interpréter les falāsifa, il convient d’adopter leur prudence, qui n’était pas seulement politique pour les temps de troubles. Il existe chez eux une recherche sincère de la juste mesure et de la modération, qui nous permettent d’être raisonnables à défaut d’être toujours rationnels. Il serait louable d’éviter tout anachronisme à leur égard, comme de parler d’un « Islam des Lumières », en rapport avec notre modernité. Le mysticisme ne constitue pas non plus le pilier de la pensée d’Al-Fārābī, très différente de celle du platonicien illuminé Sohrawardi (1155- 1191), auquel Henry Corbin a consacré de belles pages. La pensée des falāsifa est toute en nuances, en distinctions et en suggestions. Ceux-ci contiennent la religion dans les limites de la raison, et ils font valoir les pouvoirs mesurés de l’imagination pure, dans leur pratique du soufisme qu’ils ne confondent pas avec la falsafa. En ce sens, les commentateurs modernes de langue arabe approuvent le rapprochement éclairant de la pensée des falāsifa avec celle de Blaise Pascal, philosophe du dépassement du savoir dans l’ordre de la foi. La pensée gréco-arabe ne constitue pas une fabrication orientaliste de l’Occident latin, car elle représente la continuation de la pensée grecque. – Une philosophie de l’art qui s’enracine dans la spiritualité Toutefois, le Grand Traité de la Musique d’Al-Fārābī est novateur, en ce qu’il repose sur l’alliance de l’art, de la science et de la technique, en dehors du mysticisme astrologique de l’Harmonia mundi. Le Grand Traité de la Musique forme un manuel de bonnes pratiques, dépourvues d’ésotérisme et appuyées par la théorie, qui sont à enseigner au musicien qui recherche l’excellence dans son art. Bien que la théorie élémentaire de la musique n’ait aucun but en soi, car elle est une contemplation d’entités abstraites, Le Grand Traité de la Musique vise la réussite dans un métier noble, avec le pragmatisme arabe qui a traduit les œuvres scientifiques d’Aristote pour développer le commerce et la navigation. Tout cela explique qu’Al-Fārābī a été abondamment utilisé, imité et commenté depuis le Moyen Âge, qui le nommait Alpharabius ou Avennasar. L’audace de sa pensée politique inspirée de Platon est encore saluée, ainsi que son commentaire pertinent, innovant dans le 5 UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS détail, qu’il insère au milieu même de la traduction des œuvres grecques, comme l’ont fait tous les péripatéticiens de langue arabe. Néanmoins, ses nombreux écrits sur la musique ont été peu analysés, alors qu’ils ont représenté la providence des musiciens pendant des siècles, et bien qu’ils tiennent dans son œuvre une place centrale. Nous les mentionnons simplement dans la définition courante d’Al- Fārābī comme penseur de la médiation. Musicien-philosophe, ou philosophe-musicien vivant pendant l'âge d'or de la civilisation musulmane, savant encyclopédiste et soufi d’amour, critique à l'égard de tous les pouvoirs, second maître après Aristote et néoplatonicien assumé, Al-Fārābī représenterait un passeur idéal de mondes étrangers. Pour les philosophes rationalistes de langue arabe, appelés « Arabes » dans un souci de concision, et qui, comme Al-Ghazālī (1058-1111), ont parfois vécu des crises spirituelles, la philosophie grecque ou falsafa avait trouvé son achèvement chez Aristote. Il ne restait qu’à l’enseigner à la multitude et à en faire le plan des bâtisseurs de la Cité vertueuse, à condition de revenir aussi à Platon, ce qui nécessitait au préalable d’accorder Aristote et Platon par le biais de la Théologie du Pseudo-Aristote. Il s’agit de l’intérêt de l’éclectisme, de maintenir une tradition en la faisant évoluer, mais jusqu’à quel point celui-ci était-il conscient et fondé ? Avec la falsafa, la Révélation était soumise au contrôle de la raison. Certes, nous devons à Al- Fārābī d’avoir placé la Métaphysique au sommet de l’œuvre d’Aristote. En réalité, il mettait uploads/Philosophie/ artmusicaletphilosophiedanslegrandtraitdelamusiquedal-frbixe-xesicles.pdf
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- Publié le Mai 26, 2021
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