Bernard Baertschi La statue de Condillac, image du réel ou fiction logique? In:

Bernard Baertschi La statue de Condillac, image du réel ou fiction logique? In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 82, N°55, 1984. pp. 335-364. Résumé Condillac a tenté de rendre compte de la connaissance que nous prenons du monde et de nous-mêmes en recourant à une fiction: la statue. D'où la théorie de la sensation transformée: la connaissance, le sujet et le monde sont construits à partir des sensations uniquement; et cela de telle manière que, pense l'abbé, une épistémologie et une ontologie réalistes se trouvent fondées. Cette fondation, cependant, ne va pas sans poser de nombreux problèmes: elle n'est pas sans présupposés implicites, qui mettent en danger la cohérence et la radicalité de l'entreprise condillacienne, ce que révèlent d'une part une comparaison de la position de Condillac avec celle que Goodman a présentée dans La structure de l'apparence, et d'autre part la critique que Maine de Biran a faite du Traité des sensations. Abstract Condillac attempted to explain the knowledge we have of the world and of ourselves by appealing to a fiction : the statue. Hence the transformed sensation theory: knowledge, the self and the world are built from sensations exclusively, and in such a way, thinks the abbot, that a realist epistemology and ontology are founded. This foundation however encounters many problems : it has implicit presuppositions that endanger the attempt's coherence and radical aspect. This we see on the one hand by comparing Condillac's position with that of Goodman in The Structure of Appearance, and on the other hand by examining Maine de Biran's critique of the Traité des sensations. Citer ce document / Cite this document : Baertschi Bernard. La statue de Condillac, image du réel ou fiction logique?. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 82, N°55, 1984. pp. 335-364. doi : 10.3406/phlou.1984.6300 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1984_num_82_55_6300 La statue de Condillac, image du réel ou fiction logique? Telle que nous la posons, la question que nous allons traiter: la statue de Condillac, image du réel ou fiction logique ? signifie que nous allons nous occuper d'une image conçue par Condillac — la statue — dans ses rapports avec le réel et avec une fiction d'un type particulier, qualifiée ici par l'adjectif «logique». Nous procéderons de la manière suivante: nous suivrons d'abord l'abbé ou plutôt sa statue en nous conformant à l'«Avis important au lecteur» du Traité des sensations: «II est très important de se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer»1, afin de voir comment elle «découvre» le monde. Puis nous préciserons certains aspects de la théorie condillacienne en ayant recours à un philosophe contemporain, Nelson Goodman. Enfin nous examinerons la critique que Maine de Biran a faite de la fiction de la statue, ce qui nous permettra d'apporter une réponse possible à la question posée. I Recouverte d'une couche de marbre, la statue n'a d'abord aucun contact avec le monde extérieur; puis, pour les besoins de l'e xpérimentation, un de ses sens est rendu apte à fonctionner: l'odorat2. Voyons ce qui se passe alors: «Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous une statue qui sent une rose; mais par rapport à elle, elle ne sera que l'odeur même de cette rose»3. La précision est essentielle et souligne l'«Avis important au lecteur»: la statue ne se voit pas ni ne voit le monde comme nous-mêmes nous nous voyons et voyons le monde. Celui-ci est formé pour nous d'êtres et de choses notamment, mais il ne saurait en aller de même pour la statue : il n'y a pas encore d'êtres et 1 Traité des sensations, Slatkine reprints, Genève, 1970, t. III, p. I. Cette édition est une réimpression de celle de Paris de 1821-2. 2 Cf. Op. cit., p. 39. 3 Op. cit., p. 44. 336 Bernard Baertschi de choses pour elle ; il y a seulement une odeur, c'est-à-dire une sensation. A proprement parler, on ne peut même pas dire qu'il y a une odeur pour elle: il y a odeur, car la statue ne se connaît pas plus comme être-sujet qu'elle ne connaît le monde comme être-objet. Nous sommes ici en deçà de la distinction sujet-objet, dans quelque chose comme une neutralité originelle. Bref, il n'y a qu'une sensation et rien de plus. Il faut faire ici très attention aux expressions que l'on emploie. En effet, l'abbé ayant écrit son Traité dans le langage ordinaire, il est forcé d'en utiliser la structure predicative qui peut facilement faire penser qu'il y a un sujet distinct des sensations, conçues comme des modifications: «elle ne sera même que l'odeur de cette rose». Condillac dit «elle», «la statue», mais il faut comprendre que ces termes signifient en réalité, comme nous le verrons encore, «telle sensation» ou «telle collection de sensations», rien de plus. Voyons maintenant comment, à partir de là, le monde et la statue vont peu à peu se former. Ce sera, selon la logique même du système, par transformations de la sensation, puisqu'aucun principe autre que la sensation ne devra être introduit. La statue est odeur de rose; c'est-à-dire qu'elle est entièrement attentive à cette odeur; ou bien plusieurs odeurs sont là, mais celle de la rose domine: l'attention la distinguera. La sensation est donc devenue attention. Mais, dira-t-on, n'est-ce pas faire intervenir ici un autre principe que la sensation, à savoir une attitude, une action de la statue qui dirige son attention? Non, car l'attention n'est pas une faculté de la statue, mais une propriété de la sensation elle-même: «ainsi une sensation est attention, soit parce qu'elle est seule, soit parce qu'elle est plus vive que toutes les autres»4. En d'autres termes, il ne faut supposer aucune faculté préexistante : les facultés, tout comme la statue, ne sont rien d'autre que la sensation transformée5. Locke, selon Condillac, ne l'a pas vu: «toutes les facultés de l'âme lui ont paru des qualités innées, et [...] il n'a pas soupçonné qu'elles pourraient tirer leur origine de la sensation même»6: les mots «attention», «mémoire», «volonté» désignent pour lui des facultés préexistantes, sources d'actes, et «il n'a pas soupçonné qu'elles pourraient n'être que des habitudes acquises»7. * Op. cit., p. 13. 5 Cf. Logique, Slatkine reprints, Genève, 1970, t. xv, p. 371 : «Les facultés de l'âme [...] ne sont que la sensation qui se transforme, pour devenir chacune d'elles». 6 Traité des sensations, p. 6. 7 Op. cit., p. 11. La statue de Condillac 337 Condillac reproche donc à Locke un manque de radicalité: =& critique de l'innéité en a épargné les racines. Ce jugement nous paraît important en ce que, à vrai dire, il ne révèle pas tant une différence de degré entre deux doctrines analogues, comme le croit l'abbé, mais une différence de perspective: le problème de Locke n'est pas celui de Condillac. Expliquons-nous7*. Locke se place dans une perspective de connaissance: il veut montrer comment l'être humain, le sujet, donné avec toutes ses facultés, connaît le monde, donné dans sa réalité; c'est pourquoi il affirme: «Ce sont-là, à mon avis, les seuls Principes d'où toutes nos Idées tirent leur origine; savoir, les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la sensation, et les Opérations de notre Esprit qui sont les objets de la réflexion»8. Les principes de la connais sance sont, pour Locke, les «choses extérieures et matérielles», c'est-à- dire des êtres, et les «Opérations de l'esprit», c'est-à-dire des actes d'un sujet9. La perspective de l'abbé est autre : c'est celle d'une constitution, c'est- à-dire d'une construction du sujet — la statue — et du monde à partir d'un principe, la sensation : il s'agit «de donner la génération des facultés de l'âme»10. Mais, dira-t-on, l'abbé dit aussi: «Locke distingue deux sources de nos idées, les sens et la réflexion. Il serait plus exact de n'en reconnaître qu'une»11. Il s'agit, dans ce texte, d'une question de connaissance, puisqu'il est question d'« idées»; cependant, ici, ce n'est plus la statue qui parle, mais le philosophe Condillac, et ce que ce texte veut alors dire, ce n'est pas que l'abbé a la même perspective que Locke, mais que la construction — le point de vue de la statue — permet de justifier une théorie de la connaissance. Nous reviendrons encore sur ce sujet. Revenons maintenant à la construction et poursuivons-la. Après l'attention, la mémoire: la sensation éprouvée se conserve, c'est-à-dire qu'elle se présente avec un indice temporel: présente ou passée. «La mémoire n'est donc que la sensation transformée»12. Mais, objectera-t- 71 Ce qui suit est le fruit d'une discussion avec Richard Glauser. 8 Essai concernant l'entendement humain, II, § 4, éd. Coste (reprint Vrin, Paris, 1972), p. 62. 9 Lorsqu'il s'agit de Locke, nous donnons au terme «connaissance» un sens large et non celui, plus restreint, qui est introduit au § 2 du Livre IV de Y Essai. 10 Traité des sensations, p. 11. 11 Op. cit., p. 10. 12 Op. cit., p. 14. 338 Bernard Baertschi on, n'introduit-on pas ici le temps comme facteur de discrimination, outre la sensation? Non, car cet indice uploads/Philosophie/ baertschi-1984-la-statue-de-condillac-image-du-reel-ou-fiction-logique.pdf

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