Bulletin d’analyse phénoménologique XIII 2, 2017 (Actes 10), p. 478-493 ISSN 17

Bulletin d’analyse phénoménologique XIII 2, 2017 (Actes 10), p. 478-493 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ Repenser l’éthique à travers l’imagination narrative et littéraire dans la pensée de Paul Ricœur et de Martha Nussbaum Par ADÉLAÏDE GREGORIO FINS Université de Paris 4 Sorbonne, Université de Coimbra Résumé Cet article tente de démontrer l’apport de deux pensées philoso- phiques contemporaines à la question : que peut l’acte imaginaire ? Paul Ricœur et Martha Nussbaum élaborent une théorie de l’imagination narrative et littéraire ; le premier au sein de la phénoménologie herméneutique, la deuxième dans le cadre d’une philosophie d’inspiration libérale. Analysant le pouvoir sémantique du langage, plus précisément du récit et de la métaphore qui permettent d’imaginer le réel, cette recherche tente de comprendre la contribution de la littérature à la vie éthique. En effet, par l’articulation de la raison aux affects, on peut saisir la nature de la relation qu’entretient le sujet- lecteur aux récits littéraires, rendant possible une compréhension plus fine de la complexité du réel. L’imagination constitue en effet chez ces deux philo- sophes le fil conducteur qui ouvre à l’altérité. C’est, semble-t-il, à cette condition qu’une éthique de la sollicitude peut se constituer. Introduction L’imaginaire joue un rôle important dans la vie des êtres humains, puisque c’est à travers lui que le sujet s’ouvre et oriente sa conscience vers d’autres modes possibles d’existence. Effectivement, nous connaissons tous des exemples où la force imaginative a conduit l’humanité vers le progrès, même si pendant des siècles, elle a semblé subordonnée aux prérogatives qui ré- gissent le domaine de la connaissance. Galilée ne devient-il pas poète en comparant l’univers à un livre écrit en langage mathématique ? Cette méta- phore, en proposant une nouvelle explication du monde, bien qu’extrava- 478 gante et illusoire aux yeux de ses contemporains, révèle que l’imagination remplit une fonction heuristique qui ne se borne pas à illustrer des théories abstraites, mais donne à l’esprit humain la capacité de s’arracher aux visions naïves et périmées du réel. Partant de cet exemple, nous tenterons d’analyser la fonction heuristique du processus imaginatif mis en œuvre dans la littéra- ture, en défendant l’idée que l’imagination narrative et littéraire constitue un langage, qui participe incontestablement au progrès moral et éthique de l’homme. Cependant, si l’acte d’imagination littéraire est le miroir de nos émotions et de nos sentiments, quelle valeur lui accorder ? Que font l’écri- vain et le lecteur de toutes les images qui les habitent au contact de la littérature ? Cette visée imaginaire, est-elle toujours enrichissante, libératrice et créatrice, ou bien peut-elle nous enfermer dans une sorte d’aveuglement et d’aliénation nous privant de liberté, de jugement et d’autonomie ? Pouvons- nous soutenir que l’imagination littéraire conduit le sujet à mieux se con- naître et à devenir éthiquement meilleur en extériorisant sa subjectivité qui favorise le dialogue et les relations intersubjectives ? Par ailleurs, quelle influence les œuvres littéraires et les récits peuvent-ils avoir sur l’éthique, puisque l’imagination vagabonde selon une logique propre à chacun et est irréductiblement singulière ? Notre réflexion a pour objectif de montrer que l’imagination a toute sa place dans la vie rationnelle et dans la pensée philosophique du langage et des œuvres littéraires, telle que nous la trouvons dans les théories contem- poraines de l’imaginaire élaborées par Paul Ricœur et Martha Nussbaum. En effet, l’objet de cette réflexion est d’examiner la contribution de la littérature à la philosophie morale et à l’éthique à travers le dialogue entre ces deux pensées qui postulent le fait que l’imaginaire dans la littérature produit un « libre jeu des possibilités » et de nouvelles manières d’être au monde, tout en formant un lieu où s’engendrent des représentations propices à inspirer des créations fondamentales pour l’existence de l’être humain. Si la littéra- ture opère et enrichit le réel au travers des « variations imaginatives » (Hus- serl), elle révèle par la compréhension et l’interprétation à quel point l’imagination se situe à la charnière du théorique et du pratique, du sensible et de l’intelligible, de l’émotion et de l’abstraction, révélant ainsi la tension entre l’universel et le singulier. Dans un premier temps, nous questionnerons le tournant herméneu- tique de la pensée de Paul Ricœur à travers la compréhension et l’interpré- tation des œuvres littéraires au sein du savoir scientifique1. L’œuvre de 1 P. Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969. Bull. anal. phén. XIII 2 (2017) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2017 ULg BAP 479 Ricœur semble à cet égard fertile pour penser la création littéraire : le philosophe montre que la mise en intrigue du récit et l’imagination narrative jouent un rôle essentiel au plan à la fois individuel, intersubjectif et social. Il se produit dans ces conditions une reconfiguration de l’agir où la poïétique langagière (La métaphore vive) et la mimèsis produisent des connections et donnent du sens temporel aux actions humaines1. Dans son analyse hermé- neutique, la dialectique entre mêmeté et ipséité cherche à tracer le parcours de l’identité narrative et de l’éthique. En effet, l’imagination de l’identité narrative schématise (au sens kantien) et donc unifie : celle-ci apporte des motivations et structure l’action humaine en référence à des exigences éthiques, donnant naissance à un sujet actif qui affirme pouvoir se mettre à la place d’autrui et se révèle capable d’agir intentionnellement. Ce qui montre à quel point la fécondité de l’imagination narrative et éthique va de pair avec celle du langage. Il s’agit au fond de dépasser la conception d’un sujet trop sûr de lui-même pour donner naissance à un sujet-lecteur qui, à travers la capacité d’imagination, reconnaît sa fragilité, s’ouvre au monde et en fait la découverte par son rapport originaire à l’altérité. Nous ferons également appel à la réflexion éthique de Ricœur et à son herméneutique de l’Autre, pour mieux comprendre le sens des actions humaines qui se situent au cœur du récit, puisque c’est par la rencontre avec l’Autre que nous pouvons donner du sens à ce que nous vivons. L’imaginaire, l’altérité et la question éthique de la sollicitude seront ainsi mises en dialogue dans un second temps de cette recherche avec la pensée de Martha Nussbaum. Tout comme Paul Ricœur, Martha Nussbaum pense que l’imagination littéraire enrichit le regard porté sur la vie humaine. La philosophe américaine réfléchit également sur le lien entre la capacité d’imagination et le rôle des émotions individuelles et publiques mobilisées par la littérature. Elle nous invite à penser la complexité du réel, non pas en référence à des abstractions, mais par une attention portée à la vie ordinaire et vulnérable, défendant une conception de la raison qui fait place à l’empathie et à la compassion, et plus largement à l’imagination. Articulant affects et raison, singularité et universel, elle défend une rationalité pratique, fondée sur une appréciation sensible des situations humaines particulières qui passe par un usage de l’imagination narrative telle qu’elle est mise en œuvre par la littérature. La narration et l’imagination dans ces textes cultivent les qualités de perception et de jugement moral essentielles pour assurer la circulation entre le moi privé et le nous public. Le récit littéraire et le travail de l’imagination constituent autant de moyens rendant possible notre parti- 1 P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975. Bull. anal. phén. XIII 2 (2017) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2017 ULg BAP 480 cipation à d’autres vies que les nôtres et nous font ressentir sur un mode singulier l’exigence universelle de justice. Martha Nussbaum élabore ainsi une pensée philosophique de la connaissance littéraire où l’imagination litté- raire n’est pas opposée à l’argumentation rationnelle, mais peut au contraire lui apporter des éléments indispensables. Tout l’intérêt de la réflexion menée par Ricœur et Nussbaum est de fournir une issue à la double aporie d’un universel abstrait et d’un singulier livré à lui-même, en travaillant la tension qui unit les deux termes. Mais, ce travail, il appartient au sujet-lecteur de le mener : en accep- tant d’être porté par les mots, le lecteur doit apprendre à savoir se perdre pour mieux se retrouver au cours du récit : l’histoire des autres, il doit l’aborder comme si c’était la sienne pour, dans le même mouvement, laisser son imagination être travaillée par cette altérité. En ce sens, la double relation de l’œuvre au lecteur et du lecteur à l’œuvre constitue le point de départ de la contribution de la littérature à la formation et à la réflexion éthique. Il nous faut donc questionner le récit littéraire comme trace d’une présence et comme volonté de parler à distance, il s’agit de savoir comment un texte vit dans un auteur, dans un lecteur et comment celui-ci passe de l’un à l’autre. Ainsi la littérature ne désigne pas simplement un lieu d’accès à ce que la culture humaine peut produire de plus grand, mais constitue plus largement l’espace d’une circulation et d’une migration entre le même et l’autre, entre l’homogène et l’hétérogène, entre l’identité et la différence. 1. Paul Ricœur Nous pensons que la théorisation de l’imaginaire constitue un fil conducteur de l’ensemble de l’œuvre ricœurienne, que le philosophe emprunte à partir des voies différentes de l’imagination uploads/Philosophie/ bapxiii-2-22-gregorio-fins-version-francesa.pdf

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