Le caractère individuel, une notion transversale chez Rousseau Le thème en troi

Le caractère individuel, une notion transversale chez Rousseau Le thème en trois volets de cette rencontre – corps, âme et éducation – pose d’emblée un problème intéressant. Le corps et l’âme sont des substances, mais l’éducation est un acte, une pratique modificatrice. Comme jamais l’éducation n’a créé de substance, comme elle n’en est pas une, elle fait curieusement figure d’intrus au cœur de la relation entre le corps et l’âme, même si, évidemment, elle s’applique accidentellement à l’un et à l’autre. Pour comprendre ce que l’éducation a d’essentiel, il faut alors rajouter un terme, ou plutôt une réalité : l’esprit. L’esprit n’est pas une substance, mais un acte, comme l’éducation. Seulement, il entretient une relation essentielle avec l’âme, puisqu’il n’est rien d’autre que son activité. Or justement, ce qui rend le XVIIIème siècle étonnant, c’est son effort pour tout interpréter en termes d’acte et non seulement de substance, donc son incroyable dynamisme. Si l’homme se définit encore naturellement comme un être composé d’un corps et d’une âme, il est, en acte, ou si l’on veut culturellement, un esprit. Et par suite, l’éducation devient le moyen terme indispensable de la triade suivante : être humain (corps-âme) / éducation / esprit : elle seule peut forger l'esprit et le révéler, elle seule permet que la pensée s’actualise en une histoire individuelle et collective. Je voudrais étudier cette triade chez Rousseau, mais en insistant sur le terme, non encore cité, qui la traverse, lui donnant sa fluidité et son dynamisme. Alors qu’une substance révèle ses caractères par analyse, l’esprit se caractérise au cours de son éducation. Dans les deux cas, le caractère devient le constituant d’une idée complexe ; il offre ainsi une notion transversale, que Rousseau a particulièrement bien pensée. Avec lui en effet, le caractère n’est jamais une réalité inerte, il renvoie toujours à une production de l’esprit qui fait les différences. Dès lors, sous les grossières distinctions d’une société sans égalité et de l’éducation traditionnelle, une diversité dynamique forge chaque être humain en articulant une force naturelle qui détermine le corps et une forme sociale qui détermine l’âme. I. Dualisme et différences naturelles On a beaucoup discuté du dualisme de Rousseau et il est vrai qu'il ne s'agit pas d'un aspect évident de sa philosophie. Si l'on veut trouver un dualisme fondé sur l'évidence, il faut se référer à Descartes : corps et âme forment deux substances distinctes, l'âme humaine accède à sa propre présence d'une manière transparente et simple1. Dépourvus de cet accès, les animaux ne sont que corporels, ils n'ont pas d'âme et tous leurs mouvements s'expliquent mécaniquement. Or, si le dualisme pose problème chez Rousseau, c'est que la différence du corps et de l'âme ne suffit pas pour distinguer les animaux et les hommes. Et pourtant, la deuxième différence est aussi fondamentale que la seconde. On trouve donc deux dualismes chez Rousseau, ils ne se recoupent pas immédiatement. 1 Cf. Descartes, Les Principes de la philosophie, I, §§ 8-11, §§ 51-53. a. Des substances aux différences visibles La différence de l'âme et du corps est bien, pour Rousseau, substantielle. Citons les textes devenus célèbres car sans ambiguïté à ce sujet : « l'homme n'est pas un être simple ; il est composé de deux substances » lit-on dans la Lettre à Christophe De Beaumont2. Le vicaire savoyard d'Emile s'explique plus longuement : « En méditant sur la nature de l'homme j'y crus découvrir deux principes distincts »3 ; l'un l'élève vers l'étude des vérités éternelles, l'autre l'asservit aux passions. A ces principes correspondent rapidement des « substances »4, et le raisonnement vise bien à accorder, contre les matérialistes, « une âme à l'homme », bien distincte du corps qui n'est qu'un « être matériel ». Il est à noter que ces deux textes n'ont pas une portée théorique immédiate. Le premier se fonde d'abord sur l'accord entre Rousseau et Christophe de Beaumont, puis renvoie aux preuves situés dans d'autres écrits, en particulier le Second discours. Il vise donc à montrer que la théorie rousseauiste convient à la doctrine chrétienne du dualisme - ne la contredit pas. Le deuxième texte est partie intégrante d'une profession de foi, celle de l'homme d'église qui conviendrait le mieux à Rousseau lui-même - ce vicaire savoyard créé ou transformé par la fiction. Dans les deux cas, qui correspondent à deux situations inverses (se mettre d'accord sur un point avec un religieux, mettre directement un religieux en accord avec soi) Rousseau parle un langage qui n'est pas le sien mais lui convient : « quelle langue commune pouvons-nous parler ? »5, demandait Rousseau au début de sa lettre à Beaumont. Cette langue s'est avérée, quant à la différence substantielle entre le corps et l'âme, claire et péremptoire. Quand Rousseau parle directement son langage, les choses se compliquent singulièrement. Voyons tout d'abord le Second Discours, qui, selon la lettre à Beaumont, prouve ce que le religieux croit ou sent. Dans le Second Discours, l'accord avec soi-même qui définit le langage de la vérité, la possibilité de ne s'adresser qu'à « l'homme en général »6 pour en dévoiler la nature ou la constitution originelle, bref, le recours à la réflexion, ne permettent plus d'accéder immédiatement au monde des substances : on n'accède qu'à une nature fictive - qui, dit Rousseau, n'a sans doute jamais existé. Cette fiction rationnelle ne dévoilera donc pas des qualités primitives - comme peuvent l'être l'étendue et la pensée - mais des différences visibles. Bref, la raison se fait, fictivement, observation. Réciproquement, l'observation ne saurait se passer de la raison, sans confondre l'état de nature et l'état social. Voyons alors ce qu'il advient du dualisme. b. Les virtualités physiques (l’exercice) Si l'on suit Rousseau, la première différence naturelle n'est pas celle du corps et de l'âme, mais celle de l'homme et des autres animaux : « je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous »7. On croirait à première vue que l'observation de la nature ne donne que des nuances quantitatives (plus fort, moins agile). Mais l'organisation la plus avantageuse cache bien une différence qualitative : l'homme est bipède, et plus précisément, il est le seul animal qui se tient droit et n'utilise pas ses membres supérieurs pour se mouvoir8. Il ne faut pas prendre à la 2 Rousseau, Lettre à C. de Beaumont, Oeuvres complètes, éd. Gallimard, coll. de la Pléiade, IV, p. 936. 3 Id., Emile, Pléiade, IV, p. 583. 4 Ibid., p. 584 ; citations suivantes p. 585. 5 Id., Lettre à C. de Beaumont, Pléiade, IV, p. 927. 6 Id., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Pléiade III, p. 133. 7 Ibid., p. 135. 8 Ibid., p. 134. légère cette particularité dans la mobilité, qui fonde, depuis Aristote, des différences de nature : les êtres inertes ne peuvent croître, la plante croît mais ne se meut pas, l'animal se meut, mais l'homme « est le seul des animaux à se tenir droit parce que sa nature et son essence sont divines » 9. Par suite, il va déjà de soi pour Rousseau qu'une posture de quadrupède, avec les regards dirigés vers la terre, marquerait chez l'homme « le caractère et les limites de ses idées »10. Autre posture du corps, autre caractère de l'âme. Il s'agit de s'en souvenir. Insistons encore sur cette première différence naturelle, si importante pour Rousseau qu'il lui consacre une longue note. La bipédie de l'homme le sépare si nettement des autres mammifères qu'elle entraîne un bon nombre d'objections évolutionnistes. La plus importante est que la bipédie n'est pas immédiatement visible, et semble se trouver en porte-à-faux avec les principes de l'observation. En effet, « tous les enfants commencent par marcher à quatre pieds et ont besoin de notre exemple et de nos leçons pour apprendre à se tenir debout »11. Et la réponse de Rousseau est fondamentale. Elle ne consiste pas seulement à dire que l'homme serait plus fragile s'il restait sur ses quatre membres, le regard fiché sur la terre (arguments de la destination naturelle). Elle se suffit de l'observation : « l'exemple des enfants étant pris dans un âge où les forces naturelles ne sont point encore développées ni les membres raffermis, ne conclut rien du tout, et j'aimerais autant dire que les chiens ne sont pas destinés à marcher, parce qu'ils ne font que ramper quelques semaines après leur naissance »12. Par réciproque, il est clair que l'observation ne peut se passer d'une certaine capacité à anticiper, sans laquelle on confond les chiots rampants et les serpents, les enfants à quatre pattes et les chiots. On anticipe alors toujours la même chose : on décèle une faiblesse, un manque, bien visible, et un mouvement qui peut combler ce manque par l'exercice. C'est en rampant que le chiot se muscle et parvient à marcher, c'est en marchant à quatre pattes que l'enfant se développe et apprend à se redresser. L'observation du mouvement permet de voir une différence naturelle, qu'aucune uploads/Philosophie/ jerome-lebre-le-caractere-individuel-une-notion-transversale-chez-rousseau-pdf.pdf

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