Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran 1. Introduction Fondane a c

Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran 1. Introduction Fondane a connu et fréquenté la plupart de grands Roumains de Paris, de Brancusi à Eliade. La Roumanie était, certes, leur lien matriciel. Parmi les nombreux amis et connaissances de Fondane, Lupasco et Cioran étaient ses proches amis. La philosophie était leur passion commune. Mais, comme nous le verrons par la suite, il y avait entre eux un lien encore plus puissant, plongé dans les profondeurs de l’inconscient. Fondane était de deux ans l'aîné de Lupasco. Peu de temps après la publication, en 1935, de la thèse de Doctorat d'État ès­Lettres de Stéphane Lupasco Du devenir logique et de l'affectivité [1], méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l'espace et du temps révélé par la théorie de la relativité restreinte d'Einstein, Fondane veut faire sa connaissance. Ainsi commence une des amitiés intellectuelles et spirituelles les plus exemplaires de ce siècle. Leur amitié, courte par la décision du destin mais d'une grande intensité, couvre tous les aspects 1 de la vie et elle se prolonge dans la mort et même au delà de la mort. La passion de leur vie était la compréhension de l'être, au­delà des aléas du temps et de l'histoire. Cioran a connu Fondane bien plus tard, grâce à Lupasco, et s’il a désiré le rencontrer c’était plutôt pour l’interroger sur Chestov, référence majeure des intellectuels roumains de la période d’entre les deux guerres mondiales. L'amitié entre Lupasco, Cioran et Fondane a laissé de traces écrites durables. Ainsi Fondane publie en 1943 une étude intitulée "D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou "la solitude du logique"" [3] sur le deuxième livre de Lupasco L'expérience microphysique et la pensée humaine [4]. Dans cet ouvrage, paru en 1941, Lupasco assimile et généralise l'enseignement de la nouvelle physique ­ la physique quantique ­ dans une véritable vision quantique du monde. Il s’agissait d’un acte de courage intellectuel et moral dont l’importance n’a pas échappé au regard attentif de Fondane, dans un monde fortement dominé par le réalisme classique. En 1947 Lupasco publie un émouvant témoignage sur Fondane dans "Cahiers du Sud". Avec grande discrétion Lupasco évoque leur dernière entrevue : "Il y a trois ans, en mars 1944, dans une petite pièce de la préfecture de Police à Paris, à l'odeur dense et caractéristique, devant l'oeil morne de jeunes agents désoeuvrés sur leurs banc, je voyais Fondane pour la dernière fois. Avec sa soeur, arrêtée la veille en même temps que lui [...] il consolait une petite jeune fille, qu'un car de gardes mobiles avait cueillie au sortir d'un lycée, pour l'envoyer à Drancy, et qui pleurait atrocement. Je le vois debout, sous le jour sale de cet après­midi de fin d'hiver, me regardant de ses clairs yeux bleus, aux multiples lueurs, jaillissant de son masque ravagé, si digne, si calme, avec ce sourire affectueux et narquois, indicible, devant mon émotion, que je contenais mal" [5]. Maintenant l'épisode est connu. Jean Paulhan prévient Lupasco et Cioran de l'arrestation de Fondane, pourtant de nationalité française, et de sa sœur, qui était de nationalité roumaine. Lupasco et Cioran obtiennent la libération de Fondane, mais Fondane refuse de quitter le camp de Drancy sans sa soeur [6]. Il meurt gazé à Birkenau. Il est étrange que, seulement quelques jours 2 avant son arrestation, Fondane demande à Lupasco de lui faire rencontrer Robert Lacoste, un des principaux chefs de la Résistance. Nous ne savons pratiquement rien de la teneur de la discussion qui a eu lieu dans l’appartement de Lupasco, en présence d’un autre résistant, Robert Monod. Le témoignage discret de Lupasco laisse entendre qu’il a été plutôt question de la philosophie de la politique que de la politique elle­même. Cioran nous a laissé, lui aussi, un beau témoignage sur Fondane dans ses Exercices d’admiration [7]. Fondane laissa à sa mort un bon nombre de manuscrits. Dans une longue lettre du 5 juillet 1946 adressée à Yvonne et Stéphane Lupasco, l'épouse de Fondane, Geneviève, écrit : "J'ai constaté, à ma grande satisfaction, que le manuscrit que j'avais déjà apporté à Kolbsheim, de L'Être et la Connaissance, était beaucoup plus au point que la copie de travail que je vous ai montrée dernièrement et qui m'avait tant désespérée" [8]. Cet essai sur Lupasco ne sera publié que 54 ans après la mort de Fondane [9]. Par une étrange coïncidence, il est paru le jour même d'un important colloque dédié à l'oeuvre de Lupasco et qui a eu lieu à l’Institut de France [10]. 2. De la non­contradiction comme pacte avec le diable Je dois avouer avec franchisse que j’ai éprouvé un sentiment de malaise en lisant L’Être et la connaissance ­ Essai sur Lupasco. Tout d'abord le manuscrit est resté inachevé. Ensuite, au moment de la rédaction de ce manuscrit, Lupasco n'avait publié que deux ouvrages sur les quinze qui forment la totalité de son oeuvre et donc le jugement de Fondane ne pouvait être que partiel et fragmentaire. Enfin, l'absence de tout appareil critique dans l'édition qui a été publiée rend inintelligible l'enjeu du débat lancé par Fondane. Mais ce sentiment de malaise est heureusement contrebalancé par la révélation apportée par ce livre sur l'ampleur de la propre pensée philosophique de Fondane, au­delà de la philosophie de son maître, Léon Chestov. 3 L'admiration que Fondane éprouve pour la philosophie lupascienne est indiscutable. D'autant plus grande sera son exigence. "Ce n'est pas une petite révolution que celle qui enlève à la pensée d'identité la domination despotique du réel et l'amène modestement à la partager avec sa victime, la pensée de non­identité [...] Ni l'une ni l'autre n'est le logique qui, d'après Lupasco, est la seule relation des deux. C'est là une révolution réelle et dont les conséquences pourraient être incalculables..." [11] ­ écrit Fondane. Dès le début du livre il est évident ce qui attire Fondane dans la philosophie lupascienne : pour Fondane, cette philosophie "ouvre sous nous l'abîme sans issue de la contradiction infinie [...]" [12]. Fondane fait référence ici au premier principe de la logique classique, le principe d'identité. Cette logique est fondée sur trois axiomes ou principes: 1. Le principe d’identité : A est A. 2. Le principe de non­contradiction : A n’est pas non­A. 3. Le principe de tiers exclu : il n’existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non­A. L'option de Fondane est claire. Il pense remplacer le principe de non­contradiction par le principe de contradiction : A est non­A. Du coup, le principe d'identité se dédouble : A est à la fois A et non­A. Il est intéressant de remarquer que cette option est aussi celle d'Alfred Korzybski, qui, en 1933, sous la pression des paradoxes de la mécanique quantique, a proposé un système de pensée non­aristotélicien, à une infinité de valeurs [13] et qui a eu comme émule le célèbre écrivain de science­fiction Alfred Van Vogt, auteur de l’ouvrage Le monde des Ā [14], que Boris Vian accueillis et traduisit avec enthousiasme. Il est intéressant de noter que Cioran lui­même mettait en doute le principe d'identité. Dans l'entretien accordé à Lea Vergine, Cioran évoque sa courte carrière de professeur de lycée, en ces termes: "L'élève répondait: "Un phénomène psychique est instinctuel, normal". Et moi: "Ce n'est pas vrai, tout ce qui est psychique est anormal, non seulement ce qui est psychique, mais 4 aussi ce qui est logique", et j'allais jusqu'à ajouter: "Le principe d'identité lui­même est malade."" [15] L'option de Fondane est dans la droite ligne de Chestov qui, dans son ouvrage Les révélations de la mort [ ], écrit: "Mais il faut croire que le principe de non­contradiction n'est nullement aussi fondamental qu'on nous le dit [...]. [...] la vie n'a pas été créée par l'homme; ce n'est pas lui non plus qui a créé la mort. Et, tout en s'excluant elles coexistent dans l'univers, au désespoir de la pensée humaine qui est obligé d'admettre qu'elle ignore où commence la vie et où commence la mort [...]" [16] Pour Fondane le principe d'identité équivaut à un pacte avec le diable : "...la soif d'une connaissance de plus en plus certaine [...] a poussé Aristote et toute l'histoire de la philosophie et des sciences à signer, avec le diable, le pacte du principe d'identité" [17]. Et Fondane se met à se demander si Lupasco ne cède pas à la même tentation. Ce "pacte avec le diable" est profond, car, pour Fondane, il signifie le renoncement à la connaissance intérieure au nom d'une connaissance mentale, logique. Le diable est celui qui sépare : il nous sépare de nous­mêmes, catastrophe ontologique dont seul un poète peut prendre la juste mesure. Fondane saisit pourtant avec finesse la portée de la dialectique lupascienne entre identité et altérité, dans le processus d'actualisation : "Toute actualisation [...] donne lieu, par réaction, à une production d'idées, de formes, d'éléments objectifs, qui est autre chose qu'elle­même. Et il résulte de là ce paradoxe étonnant qu'une pensée d'identité est le produit d'un existant qui ne tient pour réel que uploads/Philosophie/ basarab-nicolescu-le-dialogue-interrompu-fondane-lupasco-et-cioran.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager