Les apprentis sorciers (Alain Etchegoyen. (Le Figaro Magazine, novembre 1991).
Les apprentis sorciers (Alain Etchegoyen. (Le Figaro Magazine, novembre 1991). La réflexion sur la bioéthique ne peut être la propriété de quelques experts : il en va du corps humain, donc de la personne humaine elle-même. Le débat qui concerne les manipulations sur l'embryon est le plus significatif. Deux thèses s'y affrontent. D'une part se manifestent les tenants de la logique absolue du progrès scientifique. Cette tendance est représentée en France par des chercheurs comme Daniel Cohen ou par l'ancien grand maître de la Grande Loge de France, Pierre Simon. « Je suis un rationaliste convaincu, écrit Daniel Cohen, et je crois aux progrès illimités de la connaissance. » On n'arrête pas le progrès : tel est le postulat de cette thèse de type scientiste . La génétique nous ouvre des espoirs fantastiques. La cartographie du génome humain évitera quantité de drames individuels : nous pourrons stopper des maladies comme la mucoviscidose ou la myopathie, et surtout nous permettrons aux hommes et aux femmes de vieillir dans des conditions heureuses. Mieux encore, on en viendra à des thérapies géniques, c'est-à-dire des interventions directes sur les gènes malades d'un bébé. De curative et préventive qu'elle était, la médecine pourra devenir prédictive. Tous ces progrès cumulés, continuent les tenants de la première thèse, déboucheront sur une véritable amélioration de l'espèce humaine, qui n'aura rien à voir avec les délires du nazisme. Si eugénisme il y a, ils'agit d'un eugénisme « négatif », qui consiste à « éviter les naissances d'enfants dont on sait qu'ils seront gravement malades et douloureusement handicapés. » Enfin, dernier argument : les comptes de la Sécurité sociale. Par « l'eugénisme négatif », notre système de santé pourra se passer de soins longs et coûteux. Comment alors s'opposer à des travaux dont les résultats aboutiront à délivrer l'humanité de la cruauté du hasard génétique et à réduire les coûts de la santé publique ?Ceux que ces projets laissent réticents ne sont-ils que des « oiseaux de malheur » aux idées préconçues? Car voici une deuxième école. En France elle est principalement représentée par Jacques Testart, par le philosophe Michel Serres, et par les autorités spirituelles, notamment l'Église catholique. Tous ceux-ci rétorquent que l'eugénisme, fût-il négatif, ouvre les portes à de dangereuses dérives. Leur critique s'étaie sur l'histoire de l'eugénisme. Celui-ci correspond sans doute à un rêve très ancien, qui ne se réduit pas à ce qu'en fit un régime barbare, mais aujourd'hui la rencontre de la procréation assistée et du repérage des gènes donne des moyens inédits à sa réalisation. Le nouvel eugénisme est arrivé c'est-à-dire que l'on pourra désormais procéder à des tris d'embryons. Il suffit de recueillir plusieurs embryons, de les mettre en concurrence et de retenir le meilleur avant réimplantation. Accepté par tous, l'eugénisme « doux » serait donc moralement plus inquiétant qu'un eugénisme imposé, car il serait bien difficile de s'y soustraire, expliquent ses opposants. Sans doute commencera-t-on par quelques tris sur des cas très pathologiques (9), mais très vite on proposera d'autres choix sélectifs (cela a déjà été fait sur la détermination du sexe) et, d'ailleurs, aucun pays n'a encore réussi à se mettre d'accord sur une liste des maladies concernées. Comment réagiront des parents s'ils peuvent éviter, pour leur futur enfant, l'asthme ou une taille trop petite ? Et jusqu'où ira-t- on, dans cette conception d'un enfant « commandé à la carte » ? D'autre part, il s'agit de savoir au nom de quel critère on pourra décider que telle maladie, telle infirmité sont incompatibles avec la nature humaine : après tout, c'est avec leur souffrance voire leur invalidité que beaucoup d'hommes se sont hissés vers des sommets d'humanité. Il suffit de faire défiler la longue liste des artistes chez qui le génie a pris naissance dans l'expérience, même cruelle, de leur différence. La position critique insiste enfin sur la notion de responsabilité. Jacques Testart aime reprendre le mot de Woody Allen : « La vie est une maladie sexuellement transmissible ». Il considère que la procréation doit assumer un certain risque et que des parents ne peuvent s'en remettre entièrement aux décisions d'experts patentés qui travaillent sur un embryon réduit au statut d'objet. uploads/Philosophie/ les-apprentis-sorciers.pdf
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- Publié le Nov 17, 2021
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