Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 62 L’énergi
Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 62 L’énergie spirituelle. Essais et conférences (1919) Chapitre V Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance Cette étude a paru dans la Revue philosophique de décembre 1908. Retour à la table des matières L'illusion sur laquelle nous allons présenter quelques vues théoriques est bien connue. Brusquement, tandis qu'on assiste à un spectacle ou qu'on prend part à un entretien, la conviction surgit qu'on a déjà vu ce qu'on voit, déjà entendu ce qu'on entend, déjà prononcé les phrases qu'on prononce - qu'on était là, à la même place, dans les mêmes dispositions, sentant, percevant, pensant et voulant les mêmes choses - enfin qu'on revit jusque dans le moindre détail quelques instants de sa vie passée. L'illusion est parfois si complète qu'à tout moment, pendant qu'elle dure, on se croit sur le point de prédire ce qui va arriver : comment ne le saurait-on pas déjà, puisqu'on sent qu'on va l'avoir su ? Il n'est pas rare qu'on aperçoive alors le monde extérieur sous un aspect singulier, comme dans un rêve ; on devient étranger à soi- même, tout près de se dédoubler et d'assister en simple spectateur à ce qu'on dit et à ce qu'on fait. Cette dernière illusion poussée jusqu'au bout et devenue Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 63 « dépersonnalisation 1 », n'est pas indissolublement liée à la fausse recon- naissance ; elle s'y rattache cependant. Tous ces symptômes sont d'ailleurs plus ou moins accusés. L'illusion, au lieu de se dessiner sous sa forme com- plète, se présente souvent à l'état d'ébauche. Mais, esquisse ou dessin achevé, elle a toujours sa physionomie originale. On possède bien des observations de fausse reconnaissance : elles se ressemblent d'une manière frappante ; elles sont souvent formulées en termes identiques. Nous avons entre les mains 1'auto-observation qu'a bien voulu rédiger pour nous un homme de lettres, habile à s'étudier lui-même, qui n'avait jamais entendu parler de l'illusion de fausse reconnaissance et qui croyait être seul à l'éprouver. Sa description se compose d'une dizaine de phrases : toutes se rencontrent, à peu près telles quelles, dans des observations déjà publiées. Nous nous félicitons d'abord d'y avoir au moins relevé une expression nouvelle : l'auteur nous dit que ce qui domine le phénomène est une sensation d' « inévitabilité », comme si aucune puissance au monde ne pouvait arrêter les paroles et les actes qui vont venir. Mais voici que, relisant les observations recueillies par M. Bernard-Leroy, nous avons trouvé dans l'une d'elles le même mot : « J'assistais à mes actions ; elles étaient inévitables 2. » En vérité, on peut se demander s'il existe une illusion aussi nettement stéréotypée. Nous ne comprendrons pas dans la fausse reconnaissance certaines illu- sions qui ont tel ou tel trait commun avec elle, mais qui en diffèrent par leur aspect général. M. Arnaud a décrit en 1896 un cas remarquable qu'il étudiait depuis trois ans déjà : pendant ces trois années le sujet avait éprouvé ou cru éprouver, d'une manière continue, l'illusion de fausse reconnaissance, s'imagi- nant revivre à nouveau toute sa vie 3. Ce cas n'est d'ailleurs pas unique ; nous croyons qu'il faut le rapprocher d'un cas déjà ancien de Pick 4, d'une observa- tion de Kraepelin 5, et aussi de celle de Forel 6. La lecture de ces observations fait tout de suite penser à quelque chose d'assez différent de la fausse recon- naissance. Il ne s'agit plus d'une impression brusque et courte, qui surprend par son étrangeté. Le sujet trouve au contraire que ce qu'il éprouve est nor- mal ; il a parfois besoin de cette impression, il la cherche quand elle lui manque et la croit d'ailleurs plus continue qu'elle ne l'est en réalité. Mainte- nant, à y regarder de près, on découvre des différences autrement profondes. Dans la fausse reconnaissance, le souvenir illusoire n'est jamais localisé en un point du passé ; il habite un passé indéterminé, le passé en général. Ici, au contraire, les sujets rapportent souvent à des dates précises leurs prétendues expériences antérieures ; ils sont en proie à une véritable hallucination de la mémoire. Remarquons en outre que ce sont tous des aliénés : celui de Pick, ceux de Forel et d'Arnaud ont des idées délirantes de persécution ; celui de Kraepelin est un maniaque, halluciné de la vue et de l'ouïe. Peut-être faudrait- il rapprocher leur trouble mental de celui qui a été décrit par Coriat sous le 1 Le mot a été créé par M. Dugas (Un cas de dépersonnalisation, Revue philos., vol. XLV, 1898, pp. 500-507). 2 L'illusion de fausse reconnaissance. Paris, 1898, p. 176. 3 Arnaud, Un cas d'illusion de « déjà vu », Annales médico-psychologiques, 8e série, vol. III, 1896, pp. 455-470. 4 Arch. f. Psychiatrie, vol. VI, 1876, pp. 568-574. 5 Arch.f, Psychiatrie, vol. XVIII, 1887, p. 428. 6 Forel, Das Gedächtnis und seine Abnormitäten, Zürich, 1885, pp. 44-45. Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 64 nom de reduplicative paramnesia 1 et que Pick lui-même, dans un travail plus récent, a appelé « une nouvelle forme de paramnésie » 2. Dans cette dernière affection, le sujet croit avoir déjà vécu plusieurs fois sa vie actuelle. Le malade d'Arnaud avait précisément cette illusion. Plus délicate est la question soulevée par les études de M. Pierre Janet sur la psychasthénie. À l'opposé de la plupart des auteurs, M. Janet fait de la fausse reconnaissance un état nettement pathologique, relativement rare, en tout cas vague et indistinct, où l'on se serait trop hâté de voir une illusion spécifique de la mémoire 3. Il s'agirait en réalité d'un trouble plus général. La « fonction du réel » se trouvant affaiblie, le sujet n'arriverait pas à appréhender complètement l'actuel ; il ne sait dire au juste si c'est du présent, du passé ou même de l'avenir ; il se décidera pour le passé quand on lui aura suggéré cette idée par les questions mêmes qu'on lui pose. - Que la psychasthénie, si profon- dément étudiée par M. Pierre Janet, soit le terrain sur lequel peuvent pousser une foule d'anomalies, personne ne le contestera : la fausse reconnaissance est du nombre. Et nous ne contesterons pas davantage le caractère psychasthé- nique de la fausse reconnaissance en général. Mais rien ne prouve que ce phénomène, quand on le trouve précis, complet, nettement analysable en perception et souvenir, quand surtout il se produit chez des gens qui ne présentent aucune autre anomalie, ait la même structure interne que celui qui se dessine sous une forme vague, à l'état de simple tendance ou de virtualité, dans des esprits qui réunissent tout un ensemble de symptômes psychas- théniques. Supposons en effet que la fausse reconnaissance proprement dite - trouble toujours passager et sans gravité - soit un moyen imaginé par la nature pour localiser en un certain point, limiter à quelques instants et réduire ainsi à sa forme la plus bénigne une certaine insuffisance qui, étendue et comme délayée sur l'ensemble de la vie psychologique, eût été de la psychasthénie : il faudra s'attendre à ce que cette concentration sur un point unique donne à l'état d'âme résultant une précision, une complexité et surtout une individualité qu'il n'a pas chez les psychasthéniques en général, capables de convertir en fausse reconnaissance vague, comme en beaucoup d'autres phénomènes anormaux, l'insuffisance radicale dont ils souffrent. L'illusion constituerait donc ici une entité psychologique distincte, alors qu'il n'en est pas de même chez les psychasthéniques. Rien de ce qu'on nous dit de cette illusion chez les psychasthéniques ne serait d'ailleurs à rejeter. Mais il n'en resterait pas moins à se demander pourquoi et comment se crée plus spécialement le sentiment du « déjà vu » dans les cas - fort nombreux, croyons-nous - où il y a affirmation très nette d'une perception présente et d'une perception passée qui aurait été identique. N’oublions pas que beaucoup de ceux qui ont étudié la fausse reconnaissance, Jensen, Kraepelin, Bonatelli, Sander, Anjel, etc., y étaient eux-mêmes sujets. Ils ne se sont pas bornés à recueillir des observations ; ils ont, en psychologues de profession, noté ce qu'ils éprouvaient. Or, tous ces auteurs s'accordent à décrire le phénomène comme un recommencement bien net du passé, comme un phénomène double qui serait perception par un côté, souvenir par l'autre, - et non pas comme un phénomène à face unique, comme un état où la réalité apparaîtrait simplement en l'air, détachée du temps, per- 1 Journal of nervous and mental diseases, 1904, vol. XXXI, pp. 577-587 et 639-659. 2 Jahrb. f. Psychiatrie n. Neurologie, vol. XV, 1901, pp. 1-35. 3 Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, 1903, vol. I, p. 287 et suiv. Cf. À propos du déjà vu, Journal de Psychologie, vol. II, 1905, pp. 139-166. Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 65 ception ou souvenir, à volonté. Ainsi, sans rien sacrifier de ce que M. Janet nous a appris au sujet des psychasthéniques, nous n'en aurons pas moins à chercher une explication spéciale uploads/Philosophie/ bergson-le-souvenir-du-pre-sent-et-la-fausse-reconnaissance-l-x27-energie-spirituelle-1919.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 19, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1155MB