Christiane Chauviré L'immanence de l'ego Langage et subjectivité chez Wittgenst

Christiane Chauviré L'immanence de l'ego Langage et subjectivité chez Wittgenstein Philosophies Presses Universitaires de France Philosophies Collection fondée par Françoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre Pierre Macberey et Yves Vargas et dirigée par Ali Benmakhlouf, Jean-Pierre Lefebvre Pierre-François Moreau et Yves Vargas Mes remerciements à Jean BaccelH et Sabine Piaud. ISBN 978-2-13-056261-0 Dépôt légal — 1* édition : 2009, août © Presses Universitaires de France, 2009 6, avenue Reilk, 75014 Paris Sommaire 5 Introduction: le a predicament egocentrique» 37 De Vorigine du monde à l'origine de nos coordonnées Le Tractatus ou le désengagement du sujet, 37 Wittgenstein et le machisme, 40 Sujet et objets dans le Tractatus, 50 Réversibilité du solipsisme, 63 Le sujet, réalité ou illusion ?, 69 Philosophie vs Psychologie, 77 Une source kitsch du Tractatus, 83 Du solipsisme au langage privé, 87 97 Une subjectivité sans sujet Retour sur le Tractatus : y a-t-il un sujet des règles ?, 97 Pas de fantôme dans la machine, 104 La vraie fonction de « je », 116 Les pratiques égologiques et leur grammaire, 128 151 Conclusion: une asymétrie qui résiste Introduction Le prédicament égocentriquè « L'idée de l'ego comme habitant d'un corps doit être abolie » (Notes sur l'expérience privée et les sensé data). « Tout comme aucun œil [physique] n'est impliqué dans le fait de voir, de même aucun ego n'est impliqué dans le fait de penser ou d'avoir mal aux dents » ; sur quoi il [Wittgenstein] cita, apparem- ment pour l'approuver, la phrase de Lichtenberg : « Au lieu de dire : "il pense", nous devrions dire : "ça pense" (le "ça" étant uti- lisé, comme il le précisa, comme "Es" dans "Es blitzef [il y a des éclairs]) » (Notes de Moore, 1930-1933). « Ce-qui caractérise l'expérience primaire, c'est que dans son cas "Je" ne désigne pas un possesseur » (ibid.). « Ici cependant le solipsisme nous donne une leçon : il est cette pensée qui est en voie de détruire cette erreur. Car si le monde est une idée, il n'est l'idée de personne. (C'est ce que le soHpsisme ne va pas jusqu'à dire ; il tourne court et dit que le monde est mon idée) » (Notes sur l'expérience privée et les sensé data). 1. Prédicament signifie « situation difficile, impasse ». UEgocentric Prédicament est un topos de la philosophie d'Oxford et de Cam- bridge du début du xxc siècle ; l'expression vient d'un article de R. B. Perry, «The egocentric prédicament », Journal of Philosophy, Psychologe and Scientific Method, 1910, et désigne le fait de « prétendre que l'on peut dire quelque chose sur le monde d'un point de vue qui est extérieur au monde dans lequel on se trouve soi-même » Q. Bouveresse, Le mythe de l'intériorité, Paris, Minuit, 1976, p. 163). Notons que, si Wittgenstein n'emploie pas ce vocable, on le ren- contre chez certains de ses commentateurs, notamment A. Mas- low, David Pears et Jacques Bouveresse. Uimmanence de F ego « Si tous les corps humains étaient vus dans un miroir, et qu'il y eût un haut-parleur qui proférât des sons quand ils remuent la bouche, Tidée d'un ego parlant et voyant changerait considérable- ment» (Les cours de Cambridge, 1932-1935). Dans les années 1950-19701, les premiers travaux anglais et français sur Wittgenstein l'ont présenté — et à juste titre — comme l'auteur d'une critique dévasta- trice de la notion de sujet, voire du Cogito, et de tout ce que résume très bien l'expression « mythe de l'inté- riorité». A ce titre, et bien qu'inconnue des struc- turalistes français, l'oeuvre de Wittgenstein pouvait paraître en phase avec leur philosophie sans sujet, qui se développait parallèlement, et s'opposer au contraire à la phénoménologie de Husserl et de Sartre, héritiers à la fois de Descartes et de Kant. Pourtant, même si en un sens le Tractatus participe bien de la crise du Ich à Vienne au tournant du siècle et de Ylchlosigkeit2, on peut aussi trouver dans le Tractatus le résidu3 d'une philosophie transcendantale du sujet à consonance kantienne, qui mènerait à son terme la critique kan- tienne du Cogito cartésien et du sujet comme subs- tance pensante (âme ou esprit). Entièrement vidé de toute substance, le sujet, réduit à un point inerte situé 1. Après la mort en 1951 de Wittgenstein. 2. La culture de la Vienne fin de siècle se caractérise non seule- ment par une crise du sujet, mais encore par une crise du langage qui induit une Sprachkritik chez nombre d'auteurs d'aphorismes, et chez Mauthner, auquel se réfère, pour s'en distinguer, le Tractatus. 3. Le thème du sujet comme « reste » chez Kant et chez Witt- genstein apparaît dans deux articles de J. Benoist (1995 et 1999). Introduction à la limite du monde1, n'a plus rien d' « un sujet-pen- sant, représentant»; il n'en est pas moins maintenu impérativement comme tel par le jeune, Wittgenstein, à l'opposé du sujet empirique écarté comme relevant de la psychologie - une science de la nature -, non .de la philosophie. Cette dépsychologisation du, sujet continuera sous une autre forme chez le second Witt- genstein qui déplacera vers là grammaire là question du sujet.: le pronom «je» fera l'objet d'une enquête grammaticale d'un intérêt philosophique majeur, car elle montrera les (mauvaises) raisons qui nous pous- sent à poser l'idée d'un sujet, nous dissuadant ainsi de développer une métaphysique du sujet à partir du Cogito. Nous verrons aussi que la philosophie du sujet de Wittgenstein connaît une phase intermédiaire (1929-1930) à tendance éliminativiste2, comparable à la tentative de Carnap à la même époque, dans La construction logique du monde, de faire du sujet une cons- truction logique à partir d'un «donné sans sujet». 1. Le débat sur la nature substantielle ou formelle du sujet sur- vit jusque chez Sartre dans la Transcendance de l'Ego, qui envisage d'ailleurs l'idée d'un sujet réduit à un point : « Pour Kant et Hus- serl le Je est une structure formelle de la conscience. Nous avons tenté de montrer qu'un Je n'est jamais purement formel, qu'il est toujours, même abstraitement conçu, une contraction infimedu Moi matériel» (Vrin, p. 104 [nous soulignons])- 2. On appelle éliminativisme toute philosophie de l'esprit qui élimine l'esprit en faveur du comportemental {béhaviorisme) ou du neuronal (neurophilosophie de P. Churchland). La phase éliminativiste de Wittgenstein concerne le sujet plutôt que l'esprit. Uimmanence de l'ego Mais chez Wittgenstein le sujet résistera finalement - quoique grammaticalisé — au rêve d'un langage par- faitement objectif. L'un des aspects les plus originaux de cette pensée du sujet est qu'elle s'inscrit dès les Carnets dans le cadre d'un problème qui fascine le jeune Wittgenstein : le langage ne peut pas tout dire, il y a des choses im- prescriptibles1 — les valeurs éthiques, esthétiques, le logique, le religieux, le mystique, ainsi que les proprié- tés formelles, essentielles, du langage - qui, du fait même de la nature du langage, se laissent voir ou se montrent dans le discours, mais qui ne peuvent s'ex- primer dans ce discours même, ni d'ailleurs dans un autre, car il n'y a pas d'autre langage que le langage ordinaire, « parfaitement en ordre » tel qu'il est2. Ainsi le langage factuel se justifie-t-il de façon interne, dans ses propres termes, sans que rien en matière de légiti- mation ne doive s'ajouter à sa pure et simple lettre : la forme logique et les propriétés nécessaires d'un énoncé, loin d'être quelque chose qui existerait en plus de l'énoncé et ferait l'objet, comme chez Russell, d'une 1. Listées par P. M. S. Hacker dans « Essayait-il donc de le sif- fler ? », dir. E. Rigal, Wittgenstein. État des lieux, Paris, Vrin, 2008, p. 12-14. 2. La forme logique se montre dans l'énoncé auquel elle est immanente, mais la chair du langage ordinaire habille, « travestit » la forme logique (4.002) que sa paraphrase ou son analyse logique laisse à nu et à découvert ; au reste, « toute proposition possible est légitimement construite » et obéit à la syntaxe ou grammaire logique. Introduction intuition1, lui sont immanentes. Même un langage logique perfectionné comme la Begriffsschrifi de Frege améliorée ne serait pas à même de re-présenter ces choses, et ne pourrait que les laisser se montrer (par exemple les différences catégoriales : ce que montrent les deux formules « Fa » et « Ga », à savoir que a est un objet, commun à ces deux fonctions, ne peut être dit de manière sensée : l'énoncé qui tenterait de dire ce genre de choses serait factuel, contingent, alors que, touchant à des propriétés formelles, essentielles du langage, il devrait être nécessaire. L'essence du langage ne peut que se montrer de façon immanente au lan- gage. Il y a des choses qui ne se manifestent que grâce au langage et à sa capacité de refléter ce qui ne peut se dire. Dans les Carnets, c'est un fait de langage, l'existence des possessifs « mon » ou « mes », qui « fait entrer » le sujet en philosophie. En un sens le sujet force donc le barrage uploads/Philosophie/chauvire-christiane-l-x27-immanence-de-l-x27-ego-langage-et-subjectivite-chez-wittgenstein.pdf

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