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http://www.blanchot.info/blanchot/index.php?option=content&task=view&id=67 Article en ligne depuis le 22/07/2005 sur www.blanchot.fr Maurice Blanchot : La genèse phénoménologique du concept de neutre L’objectif de ce texte est de mettre au jour un pan de la pensée du neutre développée par Maurice Blanchot. Il faudra faire voir non seulement la possibilité d’une genèse phénoménologique de ce concept, mais aussi l’incidence forcément critique de la pensée de Blanchot dans le climat philosophique de son époque. Le neutre dont Blanchot thématise le mouvement a une portée métaphysique et ontologique indiscutable, au-delà de sa pertinence dans le contexte littéraire contemporain. Lévinas témoigne, dans Sur Maurice Blanchot, de l’intérêt que Blanchot eut très tôt pour les choses phénoménologiques : avec lui, des « notions très abstraites » montraient des « échappées inattendues » et de « nouveaux destins »1. Si l’histoire ne nous apprend pas l’influence (en tout cas directe) des origines husserliennes de la phénoménologie sur Blanchot – on en sait plus sur ses liens à Heidegger –, il n’empêche que, rétrospectivement, Blanchot donne un tour pour le moins inattendu (transgressif en tout cas) à la réduction husserlienne. Le neutre, dont, à première vue, on parle peu en philosophie, surgit essentiellement dans le sillage de l’expérience esthétique. Ne peut-on en effet rapprocher les notions suivantes : « neutralisation phénoménologique » (Husserl) d’un côté – qui n’est pas sans dette à l’égard du « désintéressement esthétique » (Kant) - et « expérience du neutre » (Blanchot) de l’autre ? S’il faut commencer par donner du crédit à ce rapprochement conceptuel, on ne peut, pour terminer, qu’accuser les mouvements de démarcation : en effet, Blanchot se défend lui-même d’un amalgame trop rapide. Cette analyse aura pour résultat de faire voir l’impertinence de Blanchot vis-à-vis de la philosophie, cette « […] amie clandestine dont nous respections – aimions – ce qui ne nous permettait pas d’être liés à elle, tout en pressentant qu’il n’y avait rien d’éveillé en nous, de vigilant dans le sommeil, qui ne fût dû à son amitié difficile »2. 1 Emmanuel LEVINAS, Sur Maurice Blanchot, Paris, Fata Morgana, 1975. 2 Maurice BLANCHOT, « Notre compagne clandestine », Textes pour Emmanuel Levinas, Paris, Jean-Michel Place, 1980. 1 Le neutre chez Husserl Dans une lettre à Hofmannsthal datée du 12 janvier 1907, Husserl établit un parallèle entre la méthode phénoménologique – qui écarte toute prise de position naturelle à l’égard de l’objet qu’elle étudie – et l’attitude esthétique3. L’artiste se comporte comme le phénoménologue dans la mesure où tous les deux neutralisent les « positions d’existence » : « L’intuition d’une œuvre d’art esthétique pure s’accomplit au sein d’une stricte mise hors circuit de toute prise de position existentielle par l’intellect, ainsi que de toute prise de position par le sentiment et le vouloir, laquelle présuppose une telle prise de position existentielle. Bien mieux : l’œuvre d’art nous transporte (quasiment nous y contraint) dans l’état d’une intuition esthétique pure qui exclut de telles prises de position »4. Plus loin, Husserl affirme la même chose de la méthode phénoménologique. Il importe peu que l’objet soit ou ne soit pas. L’existence du monde est indifférente à l’artiste comme au philosophe. Quelle neutralisation implique donc l’expérience esthétique pour qu’Husserl la compare à la « mise hors-circuit » du monde par le phénoménologue ? Dans les Idées, Husserl montre comment l’œuvre d’art (une gravure de Dürer soutient cette analyse) suppose une « modification de neutralité » de la conscience5. L’objet d’art, neutralisé dans l’attitude esthétique, « ne s’offre ni comme étant, ni comme n’étant pas », on ne peut le poser dans l’existence6. La conscience esthétique, telle que la caractérise Husserl, se définit – comme le point de vue phénoménologique - par l’absence de question à l’égard de l’être ou du non-être (de la représentation artistique). Il faut revenir brièvement au § 109 des Idées pour mieux comprendre ce qu’est la « modification de neutralité » (ou neutralisation). Husserl la distingue de la négation qui garde, dit-il, une « action positive dans le negatum »7. La neutralisation empêche quant à elle toute « modalité doxique » (c’est- à-dire toute forme de croyance, tout jugement quant à la possibilité, à la vraisemblance de l’objet) et même toute action : l’agir est mis « en-suspens », « entre parenthèses ». Cette modification de neutralité propre à l’expérience esthétique est donc proche de la méthode phénoménologique et de l’épochè : « […] quoi d’étonnant alors, interroge Françoise Dastur, que le penseur et l’artiste se rejoignent dans la même épokhè, dans la même abstention à l’égard de la doxa […] ? »8. L’épochè (la réduction phénoménologique) et la modification de neutralité (la neutralisation propre à l’expérience esthétique) participent donc d’un même mouvement : dans les deux cas, il s’agit de faire abstraction de l’existence ou de l’inexistence de l’objet, qui sont de l’ordre du fait et pas de l’essence – l’enjeu pour 3 Edmund HUSSERL, « Lettre à Hofmannsthal », trad. E. Escoubas, La part de l’œil, n° 7, 1991, pp. 13-15. 4 Ibidem, p. 13. 5 Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, pp. 370-374 (§111). 6 Ibidem, p. 373. 7 Ibidem, p. 367. Voir aussi Françoise DASTUR, « Husserl et la neutralité de l’art », La part de l’oeil, n°7, 1991, p. 28 : il ne faut pas confondre la modification de neutralité « ni avec la supposition, ni avec le doute, ni avec la négation qui sont encore des thèses ». 8 Ibidem, p. 20. 2 Husserl est en effet de dégager des essences et de s’élever au dessus des opinions communes. L’opération consiste, non pas à nier l’existence du monde, mais à mettre cette existence hors-jeu. Chez Kant déjà, le rapport à l’objet esthétique se définissait comme « désintéressé », sans visée ontologique, loin de toute satisfaction associée à la représentation de l’existence d’un objet9. On réfrène en soi le mouvement de l’intérêt10. Il est significatif de constater que pour Husserl, quand la prise de position d’existence est « mise hors circuit », l’intellect ne peut plus vouloir. Chez Blanchot, sans forcer le parallèle qui a ses limites, le neutre empêche toute prise de pouvoir (tyrannique) par l’homme de la maîtrise. Le langage, comme écriture, est non pas position mais proposition11. L’art, pour Blanchot, de par son fond an-archique, échappe à tout jugement doxique : « L’art ne doit donc pas partir des choses hiérarchisées et ‘ordonnées’ que notre vie ‘ordinaire’ nous propose : dans l’ordre du monde, elles sont selon leur valeur, elles valent et les unes valent plus que les autres. L’art ignore cet ordre, il s’intéresse aux réalités selon le désintéressement absolu, cette distance infinie qu’est la mort »12. A quoi renvoie cette an-archie de l’écriture blanchotienne ? Sans aucun doute à la passivité à laquelle s’unit l’écriture - selon des modalités décrites par Blanchot dans L’écriture du désastre13. L’attitude passive de l’artiste, qui ne consent ni ne refuse (ni oui ni non), ne doit en aucun cas se comprendre comme lâcheté ou désengagement. Elle est, plutôt, l’exercice de la patience, celui qui consiste à prendre le risque de ne pas imposer (au langage ou à la pensée) l’ordre, la maîtrise, l’identité, le pouvoir de l’Un – et de la majuscule. La parole essentielle, soutient Blanchot, est « […] imposante, elle s’impose, mais elle n’impose rien »14. Le neutre, c’est donc la suspension d’un « certain rapport » à l’être comme ordre : c’est l’être comme anarchie. L’écriture ouvre un espace littéraire – elle est liée à une région – « […] où la sécurité de la Loi vient à faire défaut »15. Quand la réponse semble dominer, le neutre, sans cesse, questionne sous la forme d’un « […] retrait à l’égard de tout ce qui viendrait, en cette réponse, répondre »16. 9 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1995 (§2). Sur le rapprochement entre désintéressement kantien et neutralisation husserlienne, voir notamment : Françoise DASTUR, « Husserl et la neutralité de l’art », La part de l’œil, n° 7, 1991, p. 21 (qui voit chez Husserl une « extension de la thèse du désintéressement à l’ensemble du philosophique ») ; Daniel GIOVANNANGELI, « Husserl, L’art et le phénomène », Ibidem, p. 32 (« Husserl, à n’en pas douter, retrouve à sa manière le désintéressement kantien »). A l’inverse, Blanchot pense devoir se préserver de tout parallèle entre son acception du neutre et le désintéressement kantien. Voir notamment : Maurice BLANCHOT, L’espace littéraire, op. cit., p. 19 ; Maurice BLANCHOT, L’entretien infini, op. cit., p. 558, où l’usage du « il » (l’impersonnalité caractéristique du neutre) se préserve de toute association avec le désintéressement esthétique, « cette impure jouissance contemplative qui permet au lecteur et au spectateur de participer à la tragédie par distraction ». Le jugement est sévère. 10 Françoise DASTUR, « Husserl et le scepticisme », La réduction – Alter, n°11, 2003, p. 15. 11 Françoise COLLIN, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Paris, Gallimard, 1971, p. 196. 12 Maurice BLANCHOT, L’espace littéraire, op. uploads/Philosophie/ blanchot-genese-phenomenologique-du-concept-de-neutre.pdf

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