Marc Jacquemain Les cités et les mondes de Luc Boltanski 1 LES CITES ET LES MON

Marc Jacquemain Les cités et les mondes de Luc Boltanski 1 LES CITES ET LES MONDES : LE MODELE DE LA JUSTIFICATION CHEZ BOLTANSKI ET THEVENOT Marc Jacquemain Département de Sciences sociales Décembre 2001 Département de sciences sociales  MARC JACQUEMAIN, Chef de travaux Chargé de cours adjoint  Bd du Rectorat, 7, Bât B 31 / Boite 47 - 4000 LIEGE - BELGIQUE + 32 (0) 4 366 30 72 FAX 32 (0) 4 366 45 20 Marc.Jacquemain@ulg.ac.be Marc Jacquemain Les cités et les mondes de Luc Boltanski 2 LE MODELE DE BOLTANSKI : LES CITES ET LES MONDES La conception de la justice chez Boltanski et ses élèves, élaborée dans des travaux publiés surtout au début des années 90, commence aujourd’hui à passer dans les textes de vulgarisation. La théorie des « Cités » et des « Mondes » est ainsi utilisée, par exemple, par des formateurs en travail social. Elle vient concurrencer les analyses classiques en termes de stratégie (Crozier, Friedberg) ou en termes de champ et d’habitus (Bourdieu). Il est donc utile de la présenter brièvement, étant donné la place qu’elle commence à occuper dans la sociologie francophone. Il reste qu’il s’agit d’un langage s’écartant du langage habituel de la sociologie, élaboré par une école de pensée particulière au fil d’ouvrages publiés au cours des douze dernières années. Le résumé qui est présenté ici est personnel et il ne peut donc remplacer, pour ceux que cette conception intéresse, la référence aux textes. Ainsi, nous avons construit nous-même une bonne part des exemples. Et par ailleurs, on s’est permis, assez fréquemment, mais en le signalant chaque fois, de s’éloigner de la terminologie de Boltanski lorsque celle-ci ne nous paraît pas claire ou lorsqu’il paraît possible d’en donner une « transposition » dans des termes plus familiers de la sociologie. Dans ce cas, on a signalé par un astérisque la première utilisation d’un terme qui ne fait pas partie du vocabulaire de l’auteur. Nous invitons donc le lecteur à considérer le texte qui suit davantage comme une « interprétation » de la conception boltanskienne que comme un exposé pur et simple1. Par ailleurs, pour simplifier l’exposé, certains commentaires ont été renvoyés à des notes de bas de page qui ne font pas partie de la matière. 1. Les êtres : les personnes et leurs compétences. Les objets. La théorie de la « justice » chez Boltanski s’inscrit, pourrait-on dire, au croisement d’une sociologie de la morale et d’une sociologie de l’ordre social. Sociologie de la morale*, d’abord : les acteurs, à l’inverse par exemple, du paradigme du « choix rationnel » - ou comme on dit parfois, de l’homo oeconomicus -, sont supposés dotés d’emblée de compétences morales qui leur permettent de « faire société ». Le sens de la justice n’est qu’une de ces compétences. Il s’appuie principalement sur la capacité à justifier publiquement ses prétentions. Le sociologue qui étudie la justification ne peut donc éviter de « prendre au sérieux » les arguments des acteurs, sauf à produire une théorie dans laquelle tout ne serait qu’intérêt déguisé. Or c’est précisément ce que s’interdit l’école de Boltanski : sa position est que la justification n’est pas un pur comportement hypocrite. On peut rapprocher ce point de vue de l’argument d’Elster sur les normes sociales (dans The cement of society) : les normes sociales ne peuvent être conçues, de manière générale, comme de purs déguisements hypocrites des intérêts des acteurs. En effet, pour qu’il soit utile de déguiser ses intérêts derrière des normes, il faut que ces normes soient prises au sérieux au moins de manière minimale par une partie des acteurs en cause. De la même façon, pourrait-on dire, la justification publique est une activité sociale qui n’a de sens que si elle est prise au sérieux par une partie au moins (sinon tous) les acteurs. Ainsi, voici ce qu’écrivent Boltanski et Thévenot dans De la justification, à propos des conflits qui surgissent dans la vie sociale : 1 Les textes retenus pour établir cet exposé sont les suivants : - Luc Boltanski : L’amour et la justice comme compétence, Paris, Métailié, 1990. - Luc Boltanski et Laurent Thévenot : De la justification, Paris, Gallimard, 1991. - Luc Boltanski : La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993. - Luc Boltanski et Eve Chiapello : Le nouvel esprit du capialisme, Paris, Gallimard, 1999. Marc Jacquemain Les cités et les mondes de Luc Boltanski 3 « Quand on est attentif au déroulement des disputes, on voit qu’elles ne se limitent ni à une expression directe des intérêts ni à une confrontation anarchique et sans fin de conceptions hétéroclites du monde s’affrontant dans un dialogue de sourds. Le déroulement des disputes, lorsqu’elles écartent la violence, fait au contraire apparaître des contraintes fortes dans la recherche d’arguments fondés, appuyés sur des preuves solides, manifestant ainsi des efforts de convergence au cœur même du différend » (1991 : 26). Voyons maintenant en quoi cette sociologie peut aussi être vue comme une sociologie de « l’ordre social* ». Pour Boltanski, la justice est « ce qui arrête la dispute » (DLJ, p. 50). La question qui est posée est donc celle de l’accord entre les personnes : comment, à partir de leurs compétences justificatrices, celles-ci parviennent-elles à maintenir entre elles un accord suffisant pour que la société « tienne ensemble » et ne se désagrège pas dans une anarchie (ou anomie) générale ? Implicitement (même si Boltanski n’utilise pas cette formulation), on retrouve donc bien la question classique de l’ordre social (qu’est-ce qui fait qu’une société « tient » ensemble plutôt que de se désagréger), qui devient ici : qu’est-ce qui fait que les membres de la société peuvent construire l’accord ? L’idée que le sociologue doit prendre au sérieux les logiques de justification des acteurs signifie qu’il s’interdit de recourir à des notions comme des motivations inconscientes ou, par exemple le fameux habitus de Bourdieu. Cela ne signifie pas que l’inconscient ne peut intervenir, mais qu’il ne peut, comme on vient de le voir, épuiser le champ de la justification. L’objet de la sociologie de la justice, dans cette conception, n’est donc pas d’étudier les déterminants du comportement des individus, mais plutôt de voir comment ceux-ci construisent et utilisent des ressources argumentatives dans des situations où ils sont amenés à justifier leurs prétentions2. Cette position est étroitement connectée à la conception de la personne qui traverse l’œuvre de Boltanski : si l’auteur parle de « personne » plutôt que d’individu, c’est parce qu’il considère que l’idée de personne est déjà une construction sociale. Ou, pour reprendre les propres termes de l’auteur, les acteurs disposent d’une « métaphysique » de la personne, qui exclut les explications en termes de pur déterminisme social. Dans notre conception courante du monde social, nous considérons les gens comme capables de se détacher, au moins partiellement, de ce qui les détermine : pour reprendre un langage qui n’est pas celui de Boltanski, mais qui est peut-être utile ici, une personne n’est pas réductible à un rôle*, ni à un statut*. C’est au contraire sa capacité à endosser des rôles et des statuts différents (on verra plus loin comment l’auteur traduit cette idée) qui fait qu’une personne est bien une personne 2 Dès lors, il s’ensuit une position épistémologique assez exigeante : lorsque la sociologie tente de rendre compte des logiques de justification, elle ne peut éviter de s’inscrire elle-même dans une telle logique : la connaissance sociologique doit elle-même se justifier publiquement. Ou, pour reprendre une image parfois utilisée pour les sciences de la nature, le sociologue ne peut contempler la société « de l’extérieur », comme si elle était dans un bocal : la société est elle-même le bocal et nous y sommes tous. On peut sans doute rapprocher cette conception de l’idée de « réflexivité* » chez Anthony Giddens : le savoir sociologique, dans la mesure où il se diffuse au sein de la société, devient un savoir des acteurs eux-mêmes. La sociologie est donc incluse dans son propre objet, puisqu’elle est elle-même une ressource utilisée par les acteurs. Dans ce sens « l’inconscient » freudien ou « l’habitus » bourdieusien peuvent faire partie de l’arsenal explicatif du sociologue s’ils sont des notions à ce point répandues que les acteurs les utilisent eux-mêmes. La position de Boltanski pourrait être vue comme une généralisation (et une métrisation) de cette idée : le savoir du sociologue n’est jamais que le savoir des acteurs systématisé et explicité par un professionnel disposant pour ce faire de ressources en temps et en rigueur que les acteurs n’ont pas nécessairement. On trouve, dans un passage de L’amour et la justice comme compétence une formulation très proche de celle que Giddens élaborait à la même époque : « Le réengagement des rapports de recherche dans les débats de l’espace public approvisionne les acteurs en ressources dont l’origine directement sociologique peut être attestée » (1990 : 47). Marc Jacquemain Les cités et les mondes de Luc Boltanski 4 et pas un objet. A nouveau, uploads/Philosophie/ boltanski-les-cites-et-les-mondes-de-luc-boltanski-pdf 1 .pdf

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