Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 1 Introduction L’enjeu de c
Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 1 Introduction L’enjeu de ces journées est de déterminer l’actualité d’Albert Camus, c’est-à-dire, s’il l’on s’en tient aux mots, de situer ce qui, dans les textes de Camus, continue à agir sur un lecteur contemporain. Et puisqu’il est question aujourd’hui de préciser ce qu’il en est de cette puissance d’action camusienne dans le pays de chacun, je me propose essentiellement d’interroger les relations entre l’œuvre de Camus et la philosophie française récente, voire contemporaine. Pour anticiper sur mes conclusions, je dirais d’emblée que ces relations doivent être comprises à partir de la problématique de la réception du romantisme par le vingtième siècle français1. Camus, dans L’Homme révolté, qu’il publie en 1951, et qui lui vaut sa rupture avec Sartre, consacre de longues analyses à la révolte romantique, notamment dans un chapitre intitulé « La révolte des dandys ». La conclusion camusienne est sévère ; elle condamne à la fois l’égoïsme profond de la révolte romantique, et son déisme, tout à la fois irréductible et insu : Si le révolté romantique exalte l’individu et le mal, il ne prend donc pas le parti des hommes, mais seulement son propre parti. Le dandysme, quel qu’il soit, est toujours un dandysme par rapport à Dieu. L’individu en tant que créature, ne peut s’opposer qu’au créateur.2 Il faut donc dépasser l’attitude romantique : c’est bien le projet de L’Homme révolté, essai qui se présente comme une réflexion sur les différentes figures de la révolte, et qui cherche, par leur analyse successive, à déterminer leur fidélité à ce que Camus définit comme la « valeur de révolte »3. La question, pour le dire d’un mot, est de savoir si la révolte est vouée à s’accomplir ultimement sous la forme de la révolution. Camus le rappelle avec force : la révolution se donne, en première analyse, comme « la suite logique de la révolte métaphysique » ; il faut se demander toutefois si l’activité révolutionnaire est en effet le seul destin de l’homme révolté, ou si, au contraire, elle risque de trahir l’essence même de la révolte. Quoi qu’il en soit, les réflexions de Camus démontrent que la révolte est le lieu d’un dynamisme propre, voire d’une dialectique spécifique qui semble la conduire, 1 J’indique pour mémoire les deux principaux critères de cette réception spécifique du romantisme : d’une part, la conception de la relation entre littérature et philosophie (et conséquemment la conception de l’œuvre, en tant qu’elle articule du philosophique et du littéraire) ; d’autre part, la conception de la relation entre l’œuvre (philosophique et littéraire) et la vie. 2 Albert CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1951, p. 79. 3 Ibid., p. 139. Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 2 invinciblement, vers un devenir révolutionnaire. Ce mouvement dialectique diffère en fonction du niveau d’analyse où l’on saisit la révolte : sous ses aspects les plus généraux, la révolte débouche dans le « tout ou rien » ; considérée dans sa version métaphysique, elle veut « l’unité du monde » ; sous sa forme révolutionnaire, elle « exige […] la totalité historique »4. Sous cette dernière forme, écrit Camus, la révolte se trouve « sommée, sous peine d’être futile ou périmée, de devenir révolutionnaire »5. La révolution se définit, selon Camus, par un désir de déification qui ne s’adresse pas à l’individu, mais à l’espèce : « il s’agit de déifier l’espèce comme Nietzsche et de prendre en charge son idéal de surhumanité afin d’assurer le salut de tous »6. De surcroît, si la révolte s’origine dans une « expérience individuelle », la révolution, quant à elle, « commence à partir de l’idée »7. Le désir révolutionnaire, selon Camus, est donc un désir d’absolu ; comme tel, et même sous sa forme marxiste, il court le risque du nihilisme et de la terreur, car, je cite, « choisir l’histoire, et elle seule [comme le fait le marxisme pour des raisons idéologiques], c’est choisir le nihilisme contre les enseignements de la révolte elle- même »8. Camus ajoute décisivement : « La révolution, obéissant au nihilisme, s’est retournée en effet contre ses origines révoltées »9. Je voudrais essayer de montrer que l’actualité de Camus réside dans son effort pour rester fidèle à ce qu’il désigne comme la révolte, et qui ne se confond ni avec une protestation individuelle, et confinée, par conséquent, à l’impuissance et à la stérilité, ni avec une ambition révolutionnaire visant à re-produire l’homme, tel qu’il est, comme sur-homme, en s’appuyant sur une puissance de totalisation qui prend l’espèce elle-même pour objet. La révolte revêt en ce sens chez Camus le statut de critère anthropologique : l’homme est l’être qui se révolte, et dont le destin est d’endurer sa révolte, et non d’y renoncer pour sublimer en révolution au moment même où il se déifierait comme surhomme. Nous verrons d’ailleurs que la forme même de l’œuvre camusienne répond à ce principe en tant qu’elle refuse de se totaliser sous la forme d’un système. Endurance de la révolte dans ce qu’elle a d’indépassable, refus de l’œuvre totale, réinvention de les modalités de l’écriture philosophique, volonté de fonder une éthique qui ne soumette pas l’expérience individuelle à la loi d’une collectivité : ces traits marquent, à 4 Ibid., p. 142. 5 Ibid. 6 Ibid. 7 Ibid., p. 140. 8 Ibid., p. 307. 9 Ibid., p. 140. Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 3 mon sens, la proximité de Camus et de la pensée française récente, voire contemporaine. Dans la première partie de mon intervention, j’essaierai de proposer une contextualisation philosophique du moment camusien, à partir de la notion d’existence ; dans une seconde partie, je m’interrogerai sur la manière dont l’œuvre camusienne se construit à partir de la contradiction originelle décrite par l’existentialisme ; ma conclusion, enfin, sera consacrée à interroger la proximité entre Camus et la pensée philosophique française récente et contemporaine. Contradiction 1. Existence Qu’est-ce qui définit le moment camusien ? Selon Frédéric Worms, à qui j’emprunte la notion même de moment, ce moment est marqué, cela ne vous surprendra pas, par la question de l’existence. Mais à cette question, qu’il partage évidemment avec ses contemporains, Camus donne une réponse singulière. Et j’insisterai pour ma part, avec Frédéric Worms, et contre un certain nombre de préjugés, sur la rigueur philosophique de cette réponse : Il a pu sembler parfois, à certains, qu’en définissant ce moment par l’absurde [et] la révolte […], Camus avait certes touché au cœur des préoccupations historiques, morales, existentielles mêmes de ses contemporains, mais en aurait manqué les enjeux proprement philosophiques, supposés plus profonds, concernant non pas l’absurde, mais la contingence et l’existence, non pas la révolte, mais la révolution et l’histoire.10 Nous verrons toutefois que c’est précisément la profondeur philosophique de son engagement qui le conduit à ne pas se limiter à la philosophie. J’irais jusqu’à dire qu’à certains égards, l’œuvre camusienne tente d’excéder l’horizon même de la philosophie, selon un mouvement que la philosophie récente et contemporaine confirmera. Comme l’écrit encore F. Worms, c’est précisément en raison de sa force et de sa cohérence philosophique même que cette position se déploie, autant et plus que les autres, à part égale en philosophie (ou dans des « essais ») et en littérature (romans, récits, théâtre).11 10 Frédéric WORMS, La Philosophie en France au vingtième siècle. Moments, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio Essais », 2009, p. 321. 11 Ibid. Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 4 Il ne suffit pas, cependant, de constater qu’une démarche philosophique peut avoir des conséquences extérieures à la philosophie elle-même : il faut se demander comment la part pour ainsi dire « non-philosophique » de l’œuvre camusienne s’articule avec les prémisses philosophiques qui lui donnent son essor et sa légitimité. C’est précisément la forme de cette articulation qui confère, je vais tenter de le montrer, son originalité et son actualité à la position de Camus. Qu’est-ce qu’une philosophie de l’existence, comme le sont, donc, celles de Sartre et celle de Camus ? L’existentialisme sartrien est un existentialisme philosophique, en ceci qu’il tire sa possibilité et son sens d’une démarche d’analyse phénoménologique. Les analyses de La Transcendance de l’ego, premier ouvrage philosophique sartrien datant de 1934, insistent ainsi sur le dynamisme absolu d’une conscience qui se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on puisse rien concevoir avant elle. Ainsi chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo. […] Il y a quelque chose d’angoissant pour chacun de nous, à saisir ainsi sur le fait cette création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs.12 L’existence, ici, s’oppose à l’être : elle caractérise le régime ontologique du pour-soi, c’est- à-dire de la conscience, en tant qu’il se distingue de celui de l’en-soi. L’expérience phénoménologique de l’existence constitue ainsi, conformément à l’étymologie, celle d’un interminable passage au dehors, sans cesse recommencé, qui destitue toute position ontologique définitive. D’où, par exemple, la crise personnelle profonde traversée par le héros de La Nausée, Antoine Roquentin. Il n’en reste pas moins que la radicalité de uploads/Philosophie/ camus-une-situation-philosophique 1 .pdf
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- Publié le Nov 26, 2021
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