collection eupalinos série archi­ tecture et urbanisme Céline Bonicco-Donato He

collection eupalinos série archi­ tecture et urbanisme Céline Bonicco-Donato Heidegger et la question de l’habiter Une philosophie de l’architecture Parenthèses www.editionsparentheses.com Céline Bonicco-Donato / Heidegger et la question de l’habiter / ISBN 978-2-86364-680-9 HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L'HABITER Introduction Pourquoi lire Heidegger aujourd’hui ? Réfléchir à l’essence de l’habitation 1, à ce qu’habiter veut dire en son sens le plus profond, pourrait sembler au mieux une question oiseuse, au pire une question indécente. En effet, pourquoi ériger en objet philosophique l’habitation, alors qu’elle semble aller de soi pour ceux qui possèdent un logement, ou bien relever d’une réflexion sociale et économique, soucieuse de résorber des condi­ tions de vie inégales et d’offrir à tous un cadre de vie digne de ce nom ? Comment un mal-logé ou un sans-abri pourra‑t‑il entendre la démarche d’un philosophe, tel Martin Heidegger, qui dans son célèbre essai « Bâtir, habiter, penser », abondamment commenté en théorie de l’architecture, se propose de ramener le bâtir « au domaine auquel appartient tout ce qui est 2 » ? Comment pourra‑t‑il accueillir sa proposition d’en dévoiler la vérité, ce qui implique qu’habiter excéde­ rait le simple fait d’être logé dans un bâtiment de manière à satisfaire un certain nombre de besoins élémentaires, notamment celui d’être protégé des intempéries, et qu’il s’agirait d’une action autrement plus compliquée sur laquelle il conviendrait de spéculer ? Ne serait- il pas plus pertinent et plus convenable de réfléchir à la manière de répondre au droit au logement auquel chaque individu peut prétendre plutôt que d’élucubrer sur l’habitation comme « trait fondamental de la condition humaine 3 » et de chercher à dégager la manière dont elle éclaire la singularité de l’existence humaine au sein du monde du vivant ? Ne faudrait-il pas se donner les moyens d’offrir un toit à tout un chacun, un logement digne, plutôt que de s’interroger sur l’essence des concepts ? Pourtant, une lecture attentive du texte de Heidegger permet de dissiper de tels reproches, ne serait-ce que par la prise en compte de son contexte d’écriture. La première version de ce texte fut présentée en août 1951 à Darmstadt, lors d’une conférence, « L’homme Collection publiée avec le concours financier de la région Provence-Alpes-Côte d’ Azur. Ouvrage publié avec le concours du Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère copyright © 2019, Éditions Parenthèses. www.editionsparentheses.com isbn 978‑2-86364‑680‑9 / issn 1279‑7650 www.editionsparentheses.com Céline Bonicco-Donato / Heidegger et la question de l’habiter / ISBN 978-2-86364-680-9 6 7 6 Heidegger Martin, « Bâtir, habiter, penser » [1951], Essais et conférences, op. cit., p. 192. 7 Voir Damon Julien, La Question SDF, Paris, Puf, coll. « Le Lien social », 2012. 1 Par habitation, nous entendons, à l’instar de Heidegger Martin dans « Bâtir, habiter, penser » [1951], Essais et conférences, traduction André Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958, le fait et la façon d’habiter, et non pas simplement le local ou le bâtiment dans lesquels on séjourne. En effet, comme le montrera la suite de l’analyse, on peut habiter un pont ou une place. 2 Heidegger Martin, « Bâtir, habiter, penser » [1951], Essais et conférences, op. cit., p. 170. 3 Ibid., p. 174. 4 Parmi eux, se trouvaient Otto Barning, qui dirigea l’école d’architecture de Weimar après le départ du Bauhaus à Dessau, Paul Bonatz, un inspirateur de Walter Gropius, Richard Riemerschmid, un membre influent du Jugendstil et Hans Sharoun, qui fut directeur de l’Office de la Construction et de l’Habitat à Berlin après la guerre. Voir Scharr Adam, Heidegger for Architects, Londres, Routledge, 2007, p. 36 sq. 5 Notamment Hans-Georg Gadamer et José Ortega y Gasset. de réaliser sa condition humaine et pas seulement de subsister, ce qui l’autorise alors à se prévaloir du nom d’habitation. Cependant, cette perspective normative adoptée par Heidegger sur ce que doit être un lieu pour nous faire habiter ne préjuge pas de la forme exacte de l’édifice. De manière plus souple et plus fine, elle se contente de souligner le rôle et la tâche de l’habi­ tation, pour nous enjoindre de penser les manières fort nombreuses par lesquelles un bâtiment peut s’en acquitter. Ainsi est-elle porteuse d’ouvertures et de pluralité. La réflexion philosophique prétend, de la sorte, offrir un soubassement à la réflexion socio-économique : l’urgence de la reconstruction massive de l’après-guerre ne doit pas conduire à n’envisager la question du logement que sous un angle comptable. Une telle approche serait aussi réductrice que perni­ cieuse. Réductrice, en limitant la question de l’habitation à celle d’une simple protection contre les aléas météorologiques ; pernicieuse, en ne permettant pas à l’homme de réaliser ce qu’il est. En pensant l’habitation comme le trait fondamental de la condition humaine, Heidegger veut montrer aux constructeurs qu’habiter et bâtir prennent place parmi les choses « qui méritent qu’on y pense 6 » au sens fort, c’est‑à‑dire qu’il s’agit d’authentiques objets philosophiques. Il invite à prendre la pleine mesure des enjeux de la reconstruction : ne l’envisager que comme une réponse néces­ saire à une crise sans précédent, en faisant sortir de terre le plus de bâtiments, le moins cher et le plus rapidement possible, permettra de répondre momentanément à une demande légitime mais ne saura la satisfaire totalement car l’homme pour exister a besoin de plus. Dans la revendication d’un toit pour tous s’exprime autre chose que le simple besoin de protection physique comme en témoignent par la négative les nombreux refus de sans-abris d’être hébergés en foyer. Une chambre même chauffée et propre, incontestablement plus confortable qu’un coin de trottoir ou un banc public, peut être jugée non hospitalière et ne pas mériter le nom de chez-soi, fût-il envisagé de manière provisoire 7. L’une des qualités du texte de Heidegger est d’éclairer ce hiatus entre abri et habitation en ne le renvoyant pas à des raisons psychologiques contingentes mais en l’arrimant à une réflexion et l’espace », qui réunissait un certain nombre d’architectes 4, d’ingé­ nieurs et de philosophes 5, confrontés au problème de la reconstruc­ tion de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale : comment pallier l’absence criante de logements pour répondre aux besoins de la population ? L’Allemagne, on le sait, fut, en effet, très durement touchée par les bombardements alliés : 1 350 000 tonnes de bombes furent lancées sur le pays, principalement sur les grandes villes, afin de toucher les centres militaires, industriels et symboliques, détrui­ sant par là même leur tissu traditionnel et des quartiers entiers d’habitations. Ainsi, dans la seule ville de Berlin, 43 % des immeubles furent-ils anéantis. La construction de nouveaux logements apparais­ sait donc comme une urgence incontournable au sortir de la guerre. Et de fait, si tout le propos de Heidegger vise à montrer que la question de l’habitation ne peut se réduire à un problème socio- économique de logements, il ne s’agit cependant en aucun cas pour lui d’évincer cette dimension. Ne pas s’y réduire ne signifie ni l’ignorer ni lui être totalement étranger. De manière bien plus fondamentale, Heidegger veut montrer que la nécessité de reconstruire de manière massive des logements pour offrir à tous un abri — exigence qu’il ne nie pas et dont il reconnaît la parfaite légitimité —, ne doit pas faire oublier qu’il ne suffit pas d’avoir un toit au-dessus de la tête pour véritablement habiter. Autrement dit, tout le sens de son essai est de distinguer de manière forte le logement de l’habitation, le fait d’être seulement abrité et le fait de trouver sa place dans le monde. Il déplace donc la question de la crise du logement qui se pose en termes quanti­ tatifs vers celle de la crise de l’habitation qui s’énonce en termes quali­ tatifs : il souhaite introduire des critères sur la manière de construire pour savoir à quelles conditions une construction permet à l’homme www.editionsparentheses.com Céline Bonicco-Donato / Heidegger et la question de l’habiter / ISBN 978-2-86364-680-9 8 9 8 Voir Le Corbusier, La Charte d’Athènes [1943], Paris, Seuil, 2016. 9 L’explication du néologisme Dasein forgé par Heidegger sera donnée ultérieure­ ment. Voir infra, p. 29 et glossaire, p. 189. Les termes définis dans le glossaire en fin d’ouvrage seront signalés par un astérisque à leur première apparition. 10 Voir Zumthor Peter, « Le noyau dur de la beauté », Penser l’architecture, traduc­ tion Laurent Auberson, Bâle, Birkhaüser, 2010, p. 36. 11 Voir Gaudin Henri, Seuil et d’ailleurs, Paris, Éditions du Demi-Cercle, 1992, p. 103. 12 Voir Petzet Heinrich, Encounters and Dialogues with Martin Heidegger, 1929‑1976, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 188. philosophique profonde sur l’être de l’homme, la manière de le réaliser et les conditions pour y parvenir. Ainsi l’analyse heideggé­ rienne présente‑t‑elle un intérêt pour toute personne s’intéressant à la conception architecturale et à la construction, venant lui rappeler qu’elles doivent se déployer depuis la prise de conscience antérieure d’enjeux existentiels. Elle montre les insuffisances d’une approche simplement fonctionnelle du logement, à l’image de celle développée par Le Corbusier dans sa Charte d’Athènes en 1933 8. On ne peut pleinement bâtir, c’est‑à‑dire édifier un lieu uploads/Philosophie/ bonicco-donato-heidegger-et-la-question-de-l-x27-habiterextraits.pdf

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