1 Presses universitaires du Midi Les fabriques du corps | Anastasia Meidani Le

1 Presses universitaires du Midi Les fabriques du corps | Anastasia Meidani Le corps comme objet sociologique pertinent et légitime p. 23-34 Texte intégral FRAGILE, LIMITÉ, SOUMIS à l’usure, exposé à la fatigue et aux maladies, sujet à l’erreur et à l’oubli, contraint de dormir et de manger, peu fiable, et faible en rendement, le corps ne serait-il qu’un brouillon à rectifier ? Le nouveau défi se trouverait donc là : se défaire des vieilleries supposées ignobles et inventer les moyens de 2 L’ޱݘݘޱݖަݟݜݜޱݡަ ޯݙݚޯަݘݔݓަݜ refaire à neuf cette antique machine, inchangée depuis le néolithique. Une série d’exemples, en apparence disparates, rend compte de ce phénomène : expansion de la chirurgie esthétique pour modeler les apparences, piercings, tatouages, body-building, consommation de stéroïdes, régimes, toutes ces pratiques sont manifestement le symptôme d’un doute fondamental à l’encontre du corps (D. Le Breton, 1999). Marqué, incisé, modifié, réorganisé, le corps devient le résultat d’une action délibérée, le produit d’un projet. R. Loureau (cité par J.-M. Brohm, 1985) parle d’« idéologie corpiste », Corbin (1995 : 14) souligne que « le désir d’un temps pour soi a pris peu à peu le désir d’un temps pour le corps, et a fini par l’emporter ». Y. Travaillot (1998) rappelle que l’intérêt accru pour le corps est lié à l’émergence des valeurs attachées au loisir, à la consommation et à la jeunesse. C. Pociello (1995) précise que le corps et ses enveloppes ont subi un hyper- investissement consommatoire. G. Vigarello (2001 b) avance que le corps devient un objet majeur dans la quête de l’intime et que ce puissant intérêt pour soi passe par le travail des apparences. C. Louveau (1992 : 30) confirme que « (…) la mise en activité du corps est devenue partie prenante de ce grand jeu du “JE “ ». Ainsi, l’apparence corporelle se dessine comme un véritable enjeu social, un capital à faire fructifier. En ce sens, s’intéresser aux pratiques somatiques d’entretien et de ritualisation du corps, c’est envisager le rapport sujet/société. Placer le corps au centre d’un domaine empirique délimité (les C.R.F.), ne suffit pas pour que s’articule une approche sociologique autour de réflexions éparses. Encore faut-il se donner des concepts solidement construits pour organiser l’intelligibilité sociologique de cet objet. La structure du corps est hautement complexe et nécessite une conceptualisation qui soit à la mesure du défi. 3 4 5 Avant de définir ces concepts, il est nécessaire de délimiter l’objet de cette étude. Au sein de tous les mondes sociaux qui constituent le sociétal, nous sélectionnons les pratiques corporelles qui relèvent d’une activité du corps sur lui et pour lui-même : pratiques d’entretien (pratiques alimentaires et sportives) et pratiques de ritualisation (pratiques esthétiques). Cela exclut toutes les activités corporelles de production de biens et de services, ainsi que les activités liées à leur diffusion (ce qui relève de la sociologie du travail, des professions, des marchés, etc.). L’objet de cet ouvrage n’est donc pas le corps en tant que tel, mais le processus de sa conformation et/ou transformation. Dans cette perspective, le corps, conçu comme le lieu de l’autre, est une matière de symbole qui prend chair et os au creux du lien social. Élaboré par le regard et sous le regard d’autrui, il renvoie à un ensemble de pratiques visant à construire de façon réelle et/ou symbolique l’apparence4. Cette définition tend à souligner l’irréductibilité du corps aux pratiques somatiques et, par-là, attire l’attention sur l’importance du lien social. Le corps n’est pas une propriété simple, présente dans certaines pratiques et absente dans d’autres, mais le produit d’un processus qui implique la réponse d’autrui aux pratiques corporelles mises en place par un individu concret. Lors de ce processus, le paraître et le cycle de ses modifications entrent en jeu. Le passage d’une image esthétique à une autre (apparence) – et par extension la mise en forme du corps – prend du temps. Ce constat moins banal qu’il n’y paraît, ouvre la voie à une élaboration du corps comme processus. C’est dans ce contexte que le concept de trajectoire somatique nous sera d’une grande aide. Il vise non seulement à reconstituer l’évolution physiologique, mais aussi les projets d’action cherchant à intervenir sur la mise en forme du corps. Ainsi définie, la trajectoire renvoie au concept de carrière que E.C. Hughes (1996 : 89) désigne de la manière suivante : « Dans sa dimension objective, 6 7 une carrière se compose d’une série de statuts clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité, et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive ». La capacité du sujet à se prendre lui-même pour objet de sa propre expérience montre bien que le processus de mise en forme du corps implique un travail d’auto- réflexion et d’autocontrôle. Ce travail inclut des représentations, des valeurs et des croyances susceptibles d’être mises en discours (ce que A. Giddens nomme une conscience discursive), mais aussi une conscience somatique pratique qui se manifeste dans des stratégies d’action, plus ou moins systématiques. Ces stratégies sont fondées sur une particularité non négligeable : l’acteur social s’entend mais ne se voit pas. Par conséquent, « l’émergence de la conscience est d’un ordre interactionnel proprement symbolique » (J.M. de Queiroz, V. Ziolkovski, 1994 : 21). C’est du point de vue (en donnant à l’expression son sens littéral), et depuis le regard d’autrui, que l’individu perçoit son apparence. L’identité somatique de l’individu se forme au croisement d’une conscience de soi par autrui (le « moi » : ego empirique, objet de cognition), et par soi- même (le « je » : ego pur, sujet de cognition). La manifestation synchronique de l’ordre social et de l’ordre biologique donne au concept de l’identité somatique toute sa polysémie. Par identité somatique nous entendons donc l’apparence dans sa dimension physique, comme celle-ci se définit tant à travers sa forme [autrement dit, l’apparence avec ses propres caractéristiques constantes (sexe) ou variables (âge, poids, muscles, ossature…) (M.T. Duflos-Priot, 1981)] qu’à travers des sensations somatiques qui permettent à l’acteur de la désigner comme une entité cohérente, limitée et accessible. Ce constat ne doit pas nous faire 8 9 10 oublier la dimension morale de l’apparence, c’est-à-dire le système de représentations et le cycle de leurs modifications proposés par la société tant pour « saisir » l’insaisissable du corps, que pour fournir une base de jugement social à ses membres. C’est à travers ce système représentationnel que l’individu va chercher à donner un sens à son corps et à appréhender celui des autres. La combinaison singulière de traits physiologiques et moraux qui finissent par s’attacher à un individu, forge un ensemble représenté comme une sorte d’image, plus ou moins honorable et digne, que l’individu conduit soi- même, mais aussi les autres, à se faire de lui (J.-C. Kaufmann, 2001). En ce sens, l’image est à la fois ce qui est vu et ce qui est décrit. Voilà comment nous définissons le concept de l’image du corps, concept qui sera utilisé pour décrire le rapport que les acteurs sociaux entretiennent avec leur propre expérience somatique. Au sein de cette image du corps, le visage possède une place particulière. Pour la saisir nous avons employé la notion d’axiologie somatique. Par-là nous entendons la distinction entre le visage et le reste du corps, qui en vient à constituer une opposition hiérarchisée, bien trop dépendante de l’héritage dualiste et de la conception de l’esprit comme une entité supérieure par rapport au corps. Il est évident que la notion de l’image du corps (au même titre que celle de l’axiologie somatique) n’est pas étrangère à celle de la représentation. La représentation du soi somatique renvoie à une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité plus qu’à son reflet (D. Jodelet, 1989). Le terme de représentation du soi somatique désigne donc une action tandis que celui d’image du corps désigne un ensemble de traits. Autrement dit, l’image du corps est la forme sous laquelle on choisit de le représenter. Cette distinction est fondamentale car elle pose la 11 12 13 14 représentation du soi somatique comme un processus et l’image du corps comme un produit (P. Moliner, 1996). La confrontation du corps, conçu comme objet de représentation, à des systèmes de valeurs existants (S. Moscovici, 1961), détermine la notion du culte du corps ou, si l’on préfère, de la culture somatique. En mettant à disposition à un fond commun, le culte du corps donne à tous les mêmes clés de compréhension, et aux « aventures de la perception » (A. Sauvageot, 1987 : 80) les mêmes conventions interprétatives. En essayant de décrire ce processus de nature symbolique, A. Sauvageot (1987) explique comment de l’image visuelle, que l’on retrouve par exemple dans le langage publicitaire, on passe à des images mentales génératrices de significations qui fonctionnent comme uploads/Philosophie/ les-fabriques-du-corps-le-corps-comme-objet-sociologique-pertinent-et-legitime-presses-universitaires-du-midi.pdf

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