L’évolution psychiatrique 82 (2017) 307–321 Disponible en ligne sur www.science

L’évolution psychiatrique 82 (2017) 307–321 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Article original Qu’est-ce qu’une fiction ? Anatomie des fictions de Freud à Lacan What is a fiction? An anatomy of fictions from Freud to Lacan Gilles Bourlot (Docteur en psychologie clinique et psychopathologie, Psychologue clinicien) ∗ 4, rue Blasco-Ibanez, Le Ramosta entrée A, 06100 Nice, France Rec ¸u le 3 novembre 2015 Résumé Objectifs. – Lorsqu’il est question d’envisager les rapports entre psychanalyse et fiction, celle-ci est bien souvent considérée à partir de l’art et de la littérature. Cette perspective est essentielle, pourtant il convient de ne pas sous-estimer un autre aspect peu exploré : l’épistémologie de la fiction, qui renvoie à la fois à la fiction comme forme de savoir et à la théorie des fictions. En ce sens, l’intention de notre article est d’identifier différentes fictions et de repérer en quoi elles se sont constituées dans des héritages philosophiques distincts. Ces héritages traversent les conceptions psychanalytiques de la fiction de Freud à Lacan. Dans ce contexte, l’objet de cette réflexion est de relier les sens possibles du mot « fiction » dans la pensée psychanalytique et les théories classiques de la fiction. Cette approche comporte ainsi une dimension critique, qui interroge différents types de fictions – « fictions esthétiques », « fictions heuristiques », « constructions », « spéculations » et « fictions symboliques ». Méthode. – Ce texte correspond à une recherche critique sur les fictions et les théories des fictions, à travers l’analyse épistémologique et historique des positions freudiennes et lacaniennes. La théorie des fictions est envisagée dans son rapport à ses modèles et à l’histoire de la philosophie occidentale. Résultats. – Cet article souligne dans quelle mesure les fictions ont différents sens et modes d’existence : les fictions esthétiques, les fictions théoriques, les spéculations métapsychologiques et les fictions linguistiques font l’objet d’un questionnement spécifique. Lacan a ouvert de nouvelles voies pour penser la dimension  Toute référence à cet article doit porter mention : Bourlot G. Qu’est-ce qu’une fiction ? Anatomie des fictions de Freud à Lacan. Evol Psychiatr 2017; vol (no): pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique). ∗Auteur correspondant. Adresse e-mail : gilles.bourlot@yahoo.fr http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2016.06.003 0014-3855/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. 308 G. Bourlot / L’évolution psychiatrique 82 (2017) 307–321 symbolique des fictions, offrant ainsi une reformulation de la position freudienne et une subversion de l’ordre symbolique. Discussion. – La définition freudienne de la fiction au sens « esthétique » est un point de départ déci- sif. Toutefois, la fiction ne peut se réduire au champ de l’art et de la littérature. Il y a différents types de fictions : un concept de physique comme l’atome, ou encore un « concept fondamental » comme la pulsion, peuvent être considérés, sous certaines conditions, comme des fictions. La notion de fiction est alors discutée d’un point de vue « théorique ». La spécificité des fictions heuristiques est reliée aux princi- paux précurseurs du fictionalisme freudien : Kant et Vaihinger. La complexité de la notion de fiction tient aussi à l’existence de différents « modèles », qui ont évolué de Freud à Lacan. Ainsi, alors que le modèle freudien de la fiction théorique est fondamentalement « heuristique », l’approche de Lacan s’inscrit dans une autre dimension, essentiellement « linguistique ». Ce déplacement épistémologique est interrogé et discuté. Conclusion. – Le statut épistémologique des fictions n’est pas une donnée atemporelle, ni une structure arrêtée, il renvoie à des champs conceptuels hétérogènes et à l’équivocité de cette notion. D’un point de vue épistémologique, la fiction n’est pas un concept homogène. Le détour par la tradition philosophique est essentiel pour mettre en relief différents « modèles » possibles et définir la logique propre à chaque type de fiction. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. Mots clés : Vie psychique ; Inconscient ; Épistémologie ; Psychanalyse ; Freud S. ; Lacan J. ; Fiction ; Langage ; Médiation ; Pensée Abstract Aims. – When the issue is the relationship between psychoanalysis and fiction, fiction is often envisaged from the point of view of art and literature. This perspective is essential, yet it is important not to unde- restimate another little explored aspect: the epistemology of fiction, which relates at once to fiction as a form of knowledge and to the theory of fiction. Thus, the aim of this article is to identify different types of fiction and to determine how they took shape in different philosophical traditions, from Freud to Lacan. In this context, this text sets out to link the possible meanings of the word “fiction” in psychoana- lytic thought and classic theories of fiction. This approach thus has a critical dimension, exploring various types of fiction – “aesthetic fictions”, “heuristic fictions”, “constructions”, “speculations” and “symbolic fictions”. Method. – This text is the result of critical research on fictions and theories of fiction, entailing the episte- mological and historical analysis of Freudian and Lacanian positions. The theory of fiction is considered in its relationship with its models and the history of Western philosophy. Results. – This article shows how fictions have different meanings and modes of existence: aesthetic fictions, theoretical fictions, meta-psychological speculations and linguistic fictions are successively explored. Lacan opened up new ways of thinking about the symbolic dimension of fictions, offering a reappraisal of the Freudian position and a subversion of the symbolic order. Discussion. – Freud’s definition of fiction in the “aesthetic” sense is a clear starting point. However, fiction cannot be reduced to the field of art and literature. There are different types of fiction: a concept in physics such as the atom, or a “fundamental concept” such as drive, can in certain conditions be considered as fictions. The concept of fiction is then discussed from a “theoretical” viewpoint. The specificity of “heuristic” fiction is linked back to the main precursors of Freudian fiction: Kant and Vaihinger. The complexity of the concept of fiction also results from the existence of different “models”, which evolved from Freud to Lacan. So while the Freudian model is “heuristic”, Lacan’s approach explores another dimension, essentially linguistic. This epistemological shift is examined and discussed. Conclusion. – The epistemological status of fiction is not a timeless “given” nor an arrested structure, it is linked to heterogeneous conceptual fields and to the ambiguity of the concept itself. From an epistemological G. Bourlot / L’évolution psychiatrique 82 (2017) 307–321 309 perspective, fiction is not a homogeneous concept. The detour via the philosophical tradition is essential to distinguish different “models” and define the logic of each type of fiction. © 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Psychic life; Unconscious; Epistemology; Psychoanalysis; S. Freud; J. Lacan; Fiction; Language; Mediation; Thought 1. Introduction Lorsqu’il est question d’envisager les rapports entre psychanalyse et fiction, celle-ci est bien souvent assimilée à l’art et à la littérature [1] ; cette perspective, centrée sur la dimension esthétique, est essentielle, mais il convient de ne pas sous-estimer une autre dimension, peu explorée : l’épistémologie de la fiction, qui renvoie à la fois à la fiction comme forme de savoir et à la théorie des fictions. En ce sens, l’intention de notre réflexion est d’identifier différentes dimensions de la fiction et de repérer en quoi elles se sont constituées dans des héritages philosophiques distincts, qui traversent les conceptions psychanalytiques de la fiction de Freud à Lacan. La récurrence de contenus fictionnels (développés dans le registre des concepts-limites ou des récits mythiques. . .) est d’autant plus significative dans les œuvres de Freud et de Lacan, qu’elle touche aux concepts psychanalytiques et aux enjeux psychopathologiques les plus décisifs : la pulsion, la libido, la répétition. . . Pourtant, une question préalable demeure aussi importante que peu investie : qu’est-ce qu’une fiction ? Dès 1907–1908, dans Le créateur littéraire et l’activité imaginative, Freud relie le jeu de l’enfant et l’œuvre du poète, en mettant en relief les processus psychiques qui peuvent fac ¸onner et modeler des fictions [2] ; il repère alors dans les récits littéraires quatre aspects connexes : • la fiction relève de l’imaginaire, elle présuppose une ressource psychique : l’activité imaginative (« das Phantasieren »), dont le modèle est le jeu spontané de l’enfant. Cette activité est proche, par ses contenus et ses thèmes, des fantasmes inconscients, ce qui relie substantiellement fictions et fantasmes. Une fiction romanesque, par exemple, correspondrait alors à une re-présentation (« Darstellung »), plus ou moins déformée et voilée, des fantasmes et impressions infantiles de son créateur, que celui-ci offre en partage à son public. Dans le même sens, Freud développe les liens qui se déploient entre l’œuvre picturale de Léonard de Vinci, le motif récurrent du sourire notamment, et les premières impressions du petit enfant face au visage maternel ([3], p. 141). La création artistique, très proche en cela de la scène du rêve, permettrait ainsi de réfracter à la surface d’une œuvre des souvenirs, des fantasmes et des désirs infantiles ; • la fiction s’oppose à la réalité. uploads/Philosophie/ bourlot-g-2017-qu-x27-est-ce-qu-x27-une-fiction.pdf

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