Les Almoravides et l'ašˁarisme Autour de l'œuvre d'al-Murādī al-Ḥaḍramī Dans un
Les Almoravides et l'ašˁarisme Autour de l'œuvre d'al-Murādī al-Ḥaḍramī Dans un entretien accordé en janvier 2005 à Bertrand Hirsch du Centre de Recherche Africaines de l'Université Paris I, et publié sous le titre "Un historien entre trois mondes", P. F. de Moraes Farias donne quelques indications sur l'itinéraire, à première vue assez improbable, qui conduisit le jeune médecin de Bahia, à produire l'un des travaux les plus originaux écrits sur l'histoire du mouvement almoravide dans sa phase saharienne à partir de l'Université d'Accra. Au lieu de se lancer, comme on pourrait s'y attendre, dans la quête des racines yoruba de la culture afro- brésilienne dont il avait commencé à se préoccuper, le jeune disciple de Thomas Hodgkin choisit de s'orienter vers les relations entre l'Afrique de l'ouest et la péninsule ibérique au travers des Almoravides, premiers unificateurs d'un vaste empire (environ : 1050-1150) qui s'étendait des rives du Sénégal aux confins des Pyrénées. C'était, explique Farias, dans le but "de saisir un autre mode d'insertion de l'Afrique dans l'histoire universelle."1, à une époque où les rapports d'hégémonie du continent avec l'Europe étaient assez éloignés, et même, pourrait-on dire, inverses, de ce qu'ils allaient devenir des siècles plus tard. A sa façon toute en finesse et en érudition, Farias amorçait déjà avec ce premier travail sur les Almoravides (1967), la subversion tranquille des études historiques africaines qui allait montrer toute sa mesure, une quarantaine d'années plus tard, avec la publication de ses Arabic Medieval Inscriptions from the Republic of Mali (2003). La contribution pionnière de Farias sur les débuts sahariens du mouvement almoravide n'a pas seulement fait définitivement justice du lien que l'on établissait entre leur nom et un ribāṭ qui n'a probablement jamais existé2, mais elle a proposé la première bibliographie exhaustive de ce mouvement et largement contribué à préciser les profils de ses principaux acteurs. Parmi ces derniers figure un personnage aux contours incertains, tout en même temps historique et mythique, al-Murādī al-Ḥaḍramī. Evoqué dans les traditions sahariennes (mauritaniennes) comme une sainte icône de la prédication armée de ces vigoureux propagateurs du malikisme au XIe siècle, al-Murādī est aussi donné dans les rares sources dont nous disposons comme l'un des ultimes défenseurs du kalām ašˁarite parmi les lettrés almoravides. Or, les Almoravides semblent avoir entretenu avec cette école de pensée théologique des relations pour le moins ambigües, faites à la fois d'allégeance et de suspicion. Quoi que Farias (1999), dans sa grande générosité, ait voulu laver l'initiateur idéologique du mouvement — ˁAbd Allāh b. Yāsīn — de l'image de ruralité un peu fruste que lui attribuent certains chroniqueurs arabes — et notamment al-Bakrī — le penchant à la simplification attaché à l'école d'al-Ašˁarī — choisie ou rejetée par les Almoravides — semblerait sinon avéré, du moins assez notoire. Dans les paragraphes qui suivent je commencerai par rappeler succinctement les grandes lignes de l'ašˁarisme avant d'en venir à al-Murādī et à ses tribulations à travers miracles et profession de foi ašˁarite. I. L'ašˁarisme Je regrouperai par commodité sous ce label, comme le faisait déjà les vieux traités d'hérésiographie3, un ensemble de penseurs (al-Ašˁarī lui-même, Ibn Fawrak, al-Bāqillānī, al- Žuwaynī, al-Isfarāˀinī, al-Ġazālī, etc.) qui, malgré la diversité de leurs opinions sur certains 1 Bertrand Hirsch, 2005, p. 177 2 Les traditions locales établissent un lien entre le nom al-murābiṭīn et une enceinte fortifiée (ribāṭ) qui les auraient accueilli dans l'île de Tīdrä, sur la côte atlantique mauritanienne. Une mission archéologique de l'IFAN, à laquelle Farias avait participé, avait établi, en 1966, l'absence de toute trace de fortification sur cette île. Cf. Farias, 1967. 3 Celui d'al-Ašˁarī lui même - Maqālāt al-islāmiyyīn -, celui d'al-Šahrastānī - al-Milal wa al-niḥal -, etc. points, se reconnaissent pour l'essentiel dans l'enseignement d'Abu-l-Ḥasan al-Ašˁarī (m. 324/935- 6). Dans sa présentation de ce théologien originaire d'al-Baṣra, al-Qāḍī ˁIyyāḍ (m. 544/1149-50) — que nous ne manquerons pas de recroiser — affirme qu'al-Ašˁarī était malikite4, en insistant tout particulièrement sur son opposition aux muˁtazilites, lui qui passe pourtant pour avoir été dans leur sillage durant plus de vingt ans5, avant de quitter ces ‘rationalistes’ de l'islam pour se faire le champion d'une tradition qui ne dédaigne pas toutefois de recourir à une partie de leur arsenal argumentatif6. ˁIyyāḍ dit ceci d'al-Ašˁarī : "Il rédigea pour ahl al-sunna des ouvrages et développa des argumentaires pour asseoir leur position (aqāma al-ḥužaž ˁalā iṯbāt al-sunna) et défendre ce qu'ont nié les innovateurs impies (mā nafāh ahl al-bidaˁ) concernant les attributs de Dieu (min ṣifāt Allāh taˁālā), Sa vision (ruˁyatih), l'éternité de Sa parole (qidam kalāmih), Son omnipotence (qudratih), et les choses rapportées par la tradition (umūr al-samāˁ) relativement au Pont (al-ṣirāṭ), à la Balance (al- mīzān), à l'Intercession (al-šafāˁa), au Bassin (al-ḥawḍ) et à l'épreuve de la tombe (fitnat al- qabr), choses niées par les muˁtazilites. Il défendit d'autres aspects des positions des ahl al- sunna wa al-ḥadīṯ. Il développa les preuves claires de ces positions (aqāma al-ḥužaž al- wāḍiḥa ˁalayhā), issues du Livre et de la sunna ainsi que de claires preuves rationnelles (wa al-dalāˀil al- wāḍiḥa al-ˁaqliyya). Il réfuta les arguments confus des innovateurs blâmables et de leurs suivants parmi les athées et les šiˁites (wa dafaˁa šubah al-mubtadiˁa wa min baˁdihim min al-mulḥida wa al-rāfiḍa). Il consacra à ces thèmes de larges écrits qui rendirent grand service à la umma. Il polémiqua contre les muˁtazilites (nāẓara al-muˁtazila) auprès desquels il se rendait de lui-même à cet effet (wa kāna yaqṣiduhum bi-nafsihi li-l-munāẓara) (V, 24). ˁIyyāḍ ajoute que ses partisans sunnites, de plus en plus nombreux, furent appelés d'après son nom ašˁarites, alors qu'ils étaient dénommés auparavant par leurs adversaires muˁtazilites al- muṯabbita ("les affirmateurs"), car ils affirmaient ce que les muˁtazilites niaient. (V, 25). Il ne s'agit là en réalité que de quelques aspects de la doctrine développée par al-Ašˁarī dans ses écrits7 et explicitée par ses principaux disciples, tout particulièrement dans Maqālāt al- Šayḫ Abī al-Ḥasan al-Ašˁarī d'Ibn Fawrak (m. 406/1015-6). Or, à en juger par la puissante monographie que lui a consacrée Daniel Gimaret (1990), il s'agit d'un véritable système embrassant et intégrant l'ensemble des grandes questions ‘physiques’, métaphysiques, morales et politiques débattues parmi les cercles cultivés musulmans à l'époque d'al-Ašˁarī. 4 Madārik, V, pp. 24-30 5 Gimaret, p. 22 6 ˁIyyāḍ rapporte (Madārik, V, 28-9), d'après ˁAbd Allāh al-Azdī, la "vision" qu'al-Ašˁarī aurait eu du Prophète qui lui aurait conseillé de quitter les muˁtazilites sans abandonner leur mode de raisonnement pour le mettre au service des ahl al-sunna. Indications reprises par Montgomery Watt dans l'article ‘Ašˁarī’ de l'EI2, I, 715-716. ˁIyyāḍ (V, 26) évoque également la dénonciation vigoureuse d'al-Ašˁarī et de son école par Ibn Ḥazm de Cordoue (m. 456/1064) dans ses al-Naṣāˀiḥ al-munažžiyya min al-faḍāˀiḥ al-muḫziyya, quoi que Farias (1999) ait suggéré un rapprochement intéressant entre les opinions du théologien cordouan et celles du prédicateur initial des Almoravides, ˁAbd Allāh b. Yāsīn (m. 451/1059) 7 En particulier Kitāb al-ibāna (que je n'ai pu consulter) et Maqālāt al-islāmiyyīn Les interrogations et les constructions relatives à la nature, si elles procèdent chez al-Ašˁarī d'une vision entièrement créationniste de l'univers, ne sont pas indemnes de considérations venues, par l'intermédiaire des muˁtazilites, des vieux débats grecs ‘retravaillés’ dans le contexte de la théologie musulmane. Quelle est la nature de la ‘matière première’ de l'univers ? A-t-il pour point de départ une substance unique ou une pluralité de composants ? Quelle place y tiennent les contraires (rare et dense, plein et vide, être et non être, haut et bas, avant et arrière…) ? etc. Pour al-Ašˁarī l'architecture de l'univers, tout entier créé par Dieu, repose sur une pluralité de "substances" (žawāhir) susceptibles d'être affectées par des transformations dénommées "accidents" (aˁrāḍ)8. Les substances elles mêmes sont des composés de particules irréductibles que sont les "atomes" (ažzāˀ, sg. žuzˀ). Je n'entrerai pas ici dans les débats que soulèvent, aux yeux des ašˁarites et de leurs adversaires, les considérations, tantôt sophistiquées, tantôt assez ‘basiques’, auxquelles donnent lieu les thèses ašˁarites relatives à la nature des "substances" et des "accidents", à leurs rapports entre eux comme au mouvement et à l'espace, etc9. Mon propos se limite à donner un très bref aperçu d'ensemble de la doctrine professée par al-Ašˁarī et ses disciples en vue d'éclairer les positions développées plus loin par al-Murādī. La vision de la constitution du monde proposée par l'ašˁarisme repose sur une ‘théorie de la connaissance’, une définition du savoir (ˁilm) et de l'examen ‘rationnel’ (al-naẓar), avec pour siège le cœur (al-qalb) (al-Bāqillānī, 2000, 14-15). Le processus noétique tel qu'envisagé par al-Ašˁarī fait cependant une place significative aux organes de sens et à ce que l'on pourrait appeler les ‘données immédiates de la conscience’, sans oublier le savoir issu de la transmission. "Toutes les connaissances (al-ˁulūm kulluhā) sont acquises de trois manières (tudrak min ṯalāṯat awžuh) : par la sensibilité (al-ḥass), par la transmission (al-ḫabar) et par l'examen rationnel (al-naẓar)", écrit Ibn Fawrak (2006, 14). Sur la base de sa ‘physique’ et de sa ‘théorie de la connaissance’, l'ašˁarisme a développé un certain nombre de prises de position par lesquelles il uploads/Philosophie/les-almoravides-et-lasarisme.pdf
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- Publié le Jui 18, 2021
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