JACQUES BouvERESSE BOURDIEU, SAVANT & POLITIQUE PJtil1]~i LA COLLECTION «BANC D

JACQUES BouvERESSE BOURDIEU, SAVANT & POLITIQUE PJtil1]~i LA COLLECTION «BANC D'ESSAIS» EST DIRIGÉE PAR JEAN-JACQUES ROSAT Jacques Bouveresse Essais !. Wittgenstein, la modernité, le progrès & le déclin Essais II. L ëpoque, la mode, la morale, la satire Essais III. Wittgenstein & les sortilèges du langage Oets K. Bouwsma, Conversations avec Wittgenstein (1949-1951) (Traduit de l'anglais et présenté par Layla Raid) Beppo Levi, En lisant Euclide. La géométrie & la pensée socratique (Traduit de l'espagnol par Michèle Penalva) Moritz Schlick, Forme & contenu. Une introduction à la pensée philosophique (Traduit de l'anglais par Delphine Chapuis-Schmitz) Jacques Bouveresse, Sandra Laugier et Jean-Jacques Rosat (dir.) Wittgenstein, dernières pensées Textes de Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse, Christiane Chauviré, James Conant, Vincent Descombes, !an Hacking, Sandra Laugier, Marie McGinn, Jean-Philippe Narboux, Hilary Putnam, Layla Raid, Jean-Jacques Rosat, Joachim Schulte À PARAÎTRE Jacques Bouveresse, Essais IV. Pourquoi pas des philosophes? James Canant, Orwell ou le Pouvoir de la vérité © Agone, 2003 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 <www.agone.org> ISBN 2-7489-0020-0 Les notes en chiffres arabes (reportées pages 181-185) donnent les références des textes et propos cités ; elles sont numérotées par chapitre. Les ouvrages les plus cités sont mentionnés au fil du texte sous la fonme d'abréviations dont la liste complète est disponible pages 186-187. PRÉFACE Ce que j'ai appris de Bourdieu La méthode correcte, ce n'est pas d'essayer de persuader les gens qu'on a raison, mais de les obliger à penser par eux-mêmes. Il n'y a pas de sujet dans les affaires humaines dont nous puissions parler avec une grande assurance. Même dans les sciences exactes, c'est souvent le cas. S'agissant des affaires humaines, des affaires inter- nationales, des relations familiales, tout ce que vous voulez, on peut réunir des preuves, rassembler les choses, les regarder sous un certain angle. La bonne approche, en oubliant ce que l'on fait soi, ou ce que font les autres, consiste seulement à encourager les gens à procéder ainsi. NoAM CHOMSKY . Ce que j'ai rtppris de Bourdieu 9 CHOMSKY DIT AVOIR ENTENDU SOUVENT une objection qui consiste à lui faire remarquer qu'il est impossible de croire à tout ce qu'il affirme. Cela va, en effet, la plupart du temps à l'encontre de ce que l'on a appris et toujours cru, et il n'y a que très peu de gens qui aient le temps et les moyens de déterminer si c'est vrai. La réponse qu'il donne à l'objecteur qui demande « Comment savoir si ce que vous dites est vrai?» est que c'est bien ainsi qu'il espé- rait le voir réagir : « C'est la réaction raisonnable. Je réponds que c'est la bonne. Vous ne devez pas croire que ce que je dis est vrai. Les notes sont là et vous permettent de vérifier, si tel est votre désir, mais si vous ne voulez pas vous en donner la peine, rien n'est possible. Personne ne vous versera la vérité dans le cerveau. C'est une chose que vous devez faire par vous-même. 1 » Je suppose que Bourdieu, lui aussi, a entendu fréquem- ment le genre d'objection dont je parle, et cela d'autant plus que, à la différence de Chomsky, qui ne croit guère à la possibilité de construire des théories à la fois puis- santes et crédibles à propos du social et de l'humain en général, il a toujours été convaincu que l'on peut, dans les questions sociales, accéder à un degré de compréhension théorique relativement élevé et qu'il est, en outre, indis- pensable de le faire si l'on veut pouvoir agir de façon rationnelle et efficace. Chomsky est convaincu que, « même dans les sciences, sitôt que vous touchez à des questions complexes, la compréhension théorique décline brutalement 2 » et que ce qu'on appelle « théories » dans les sciences sociales - ou quand il est question de choses comme la « théorie » littéraire - a généralement plutôt pour effet d'obscurcir la réalité concernée, au lieu de l'éclairer. La position de Bourdieu est évidemment aux antipodes de ce genre de pessimisme. Mais il a toujours été aussi préoccupé que Chomsky de ne pas donner IO Bourdieu, sflVflnt & politique l'impression de travailler essentiellement à l'élaboration d'un savoir d'expert et que seuls des experts sont en mesure de tester et éventuellement d'utiliser. Il ne deman- dait sûrement pas que l'on croie immédiatement ce qu'il dit et qu'on le croie parce qu'il le dit. Il était convaincu de donner à tous ceux qui en ont envie les moyens de véri- fier par eux-mêmes, et en particulier de vérifier à partir de leur situation et de leur expérience sociales personnelles, ce qu'il avance ; et il pensait que ce qui peut manquer aux gens ordinaires, pour le faire, n'est pas l'intelligence, mais essentiellement le temps et le loisir. ]'ai toujours eu tendance, personnellement, à réagir spontanément d'une façon qui est plus proche de celle de Chomsky que de celle de Bourdieu et à douter fortement de la possibilité de parvenir, dans le domaine de la connaissance sociale et politique, à des constructions théoriques à la fois ambitieuses et convaincantes. Aussi ai- je été obligé, la plupart du temps, de penser contre une inclination naturelle pour me convaincre qu'il est réelle- ment possible d'en savoir - et d'en savoir sur un mode qui peut être qualifié de scientifique - beaucoup plus sur la réalité sociale qu'on n'est généralement disposé à l' ad- mettre. Quand on me demande ce que j'ai appris en lisant Bourdieu et pourquoi j'ai envers lui une dette aussi importante - une interrogation qui est tout à fait com- préhensible, étant donné le genre de questions dont je me suis occupé la plupart du temps en philosophie -, je suis tenté de répondre qu'il m'a obligé justement non pas à penser comme lui, car, sur bien des questions, j'ai tou- jours pensé et je continue à penser d'une autre façon que lui, mais à penser davantage par moi-même, autrement dit à penser plus librement. Je me suis trouvé presque toujours initialement dans la position de l'objecteur dont parle Chomsky, qui doit affronter tout à coup une série d'assertions plus ou moins scandaleuses qui s'opposent de la façon la plus directe et souvent la plus brutale qui soit à tout ce qu'on lui a appris Ce que j'ai appris de Bourdieu Il et qu'il a toujours cru jusqu'alors. C'est évidemment vrai de façon spéciale pour les travaux de Bourdieu qui relè- vent de la sociologie du monde intellectuel et qui affir- ment des choses à première vue tout à fait incroyables pour un intellectuel « normal ». Même si elles correspon- daient à des réalités que j'avais, dans bien des cas, déjà plus ou moins senties ou pressenties, j'ai, comme beaucoup d'autres, accueilli, au début, le plus souvent avec incrédu- lité et également avec une certaine irritation les critiques impitoyables que Bourdieu formulait contre l'image idéa- lisée et trompeuse que le monde intellectuel construit à propos de lui-même et réussit non seulement à inculquer à la plupart de ses membres, mais également à imposer lar- - gement au monde extérieur. Je ne sais pas si c'est avant tout l'effet de l'âge et de l'expérience, mais j'ai aujourd'hui le sentiment bien différent que, pour quelqu'un qui, comme moi, était au départ relativement sceptique et plu- tôt enclin à le soupçonner de dogmatisme ou de partialité, la réalité ne s'est pas montrée avare d'occasions de tester les affirmations de Bourdieu et les a dans l'ensemble confirmées de façon peu discutable. Je ne me suis jamais senti obligé de le croire sur parole, mais après m'être posé la question « Faut-il le croire ? », celle que je me pose à pré- sent est plutôt « Comment ne pas le croire ? » LA CRITIQUE RADICALE & LE RÉFORMISME À la différence de beaucoup d'autres, je n'ai jamais été réellement gêné par le caractère radical de la critique sociale de Bourdieu, pas plus que je ne l'avais été dans le cas de Kraus. Comme le faisait remarquer celui-ci, les organisateurs et les profiteurs de la corruption, qui don- nent volontiers, en plus du reste, des leçons de sérénité et de courtoisie à ceux qui s'indignent et se révoltent, 1 2 Bourdieu, s11vr1nt dr politique méprisent Hercule, parce qu'il se complique la vie et la complique à tout le monde, et ils ne comprennent pas pourquoi il s'énerve de cette façon contre Augias. Bourdieu lui-même n'a pas échappé à la leçon de sagesse, de modération et d'amabilité que l'on réserve à ceux qui se comportent comme lui, puisqu'on n'a pas hésité à lui expliquer, au moment de sa mort, que « la jalousie sociale est un vilain défaut 3 ». Le principe qui, sur ce point, résume tout est sans doute, comme le dit Kraus : « Ne perturbez pas les gens, mettez-vous à table. Vous avez pris l' anticorruptionnisme trop au sérieux. Si on veut faire cela dans les règles de l'art, on doit donner à entendre à celui qui sait qu'on pourrait aussi faire autrement si on voulait. 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