1 MATHIEU TERRIER CNRS, PSL, LEM (UMR 8584) La figure de Pythagore comme maître
1 MATHIEU TERRIER CNRS, PSL, LEM (UMR 8584) La figure de Pythagore comme maître d’ésotérisme et de théologie monothéiste dans la philosophie islamique du XIe/XVIIe siècle Pythagore est connu en Islam par un corpus de maximes et d’informations mêlant l’authentique et l’apocryphe. L’article étudie la réactivation de cette figure dans l’Iran shî‘ite du XIe siècle de l’hégire / XVIIe de notre ère, chez les philosophes Mîr Dâmâd (m. 1040/1631), Mullâ Ṣadrâ (m. 1045/1636) et Quṭb al-Dîn Ashkevarî (m. ca 1090/1679). Dans leurs œuvres, ils se réfèrent fréquemment à Pythagore comme à un sage initié à la source prophétique, un maître de vie philosophique et religieuse, mais aussi un maître de vérité théologique monothéiste. Par l’harmonisation de l’enseignement qui lui est attribué avec le Coran et les ḥadîths des Imâms, ces philosophes repensent à nouveaux frais les questions de l’unicité divine, de la relation entre Dieu et Sa création, de l’âme humaine et de son destin. The Figure of Pythagoras as a Master of Esotericism and Monotheistic Theology in 11th/17th- Century Islamic Philosophy Pythagoras is known in Islam through a corpus of maxims as well as information mixing the authentic and the apocryphal. The article aims to study the reactivation of this figure in 11th / 17th century Shî‘i Iran, among philosophers such as Mîr Dâmâd (d. 1040/1631), Mullâ Ṣadrâ (d. 1045/1636) and Quṭb al-Dîn Ashkevarî (d. ca 1090/1679). In their works, they frequently refer to Pythagoras as a wise man initiated at the prophetic source, a master of philosophical and religious life, but also a master of monotheistic theological truth. By harmonizing the teaching attributed to him with the Qur’an and the ḥadîths of the Imâms, these philosophers rethink questions concerning divine oneness, the relationship between God and His creation, the human soul and its destiny. 2 Si la transmission et la réception de la philosophie grecque en Islam ont fait l’objet de nombreuses études, et si les corpus arabes d’Aristote, de Platon, de Plotin et d’Empédocle ont été identifiés, peu d’attention a été prêtée à la figure de Pythagore et à l’ensemble de maximes, philosophèmes, anecdotes, rapportés à lui dans la tradition arabo-musulmane, en particulier au- delà de l’âge classique de l’Islam (Ve-VIIe siècles de l’Hégire / XIe-XIIIe siècles de notre ère)1. Nous nous intéresserons ici à la présence de Pythagore et de sa voix dans la « renaissance philosophique » en Iran safavide shî‘ite, au XIe /XVIIe siècle – une renaissance due, comme Henry Corbin l’a montré, à la rencontre des traditions de la falsafa avicennienne (Ibn Sînâ, m. 428/1037), de la mystique spéculative d’Ibn ‘Arabî (m. 538/1240), de la sagesse de l’Ishrâq (« illumination ») (ḥikmat al-ishrâq) de Suhrawardî (m. 587/1191) et de l’enseignement ésotérique attribué aux imâms du shî‘isme duodécimain2. Les représentants de ce mouvement seront ici Mîr Dâmâd (m. 1040/1631), Mullâ Ṣadrâ (m. 1045/1636) et Quṭb al-Dîn Ashkevarî (m. ca. 1090/1679). L’influence du néoplatonisme sur leurs œuvres a souvent été soulignée3 ; mais l’importance du néo-pythagorisme, avec sa figure tutélaire et ses concepts, est restée presque inaperçue4. Or cette tendance néo-pythagoricienne, si elle fut largement transmise par le canal néoplatonicien, s’avère irréductible au néoplatonisme ; et la figure de Pythagore, avec ses discours et ses formes de vie, a joué un rôle singulier dans le développement, chez ces penseurs, d’une philosophie proprement shî‘ite. Il ne faut pas s’attendre, dans l’Iran du XIe /XVIIe siècle, à quelque découverte philologique ou fréquentation directe des textes-sources, mais plutôt à une appropriation active, ou une réactivation créative, d’un corpus textuel conjuguant l’authentique à l’apocryphe. Ce corpus est hérité d’une longue série de doxographies et d’« histoires des sages » allant de la traduction arabe des Placita 1 Anna Izdebska, « Pythagore dans la tradition syriaque et arabe », Dictionnaire des philosophes antiques, dir. Richard Goulet, t. VII, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 860-884. 2 Henry Corbin, En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, t. IV, Paris, Gallimard, 1972, p. 9-201 ; Id., La philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet/Chastel, 1981. 3 Sur Mullâ Ṣadrâ surtout : Christian Jambet, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris, Fayard, 2002, Index, s.v. « Néoplatonisme », « Platon », « Plotin » ; Id., Le gouvernement divin. Islam et conception politique du monde, Paris, CNRS Éditions, 2016 ; Id., La fin de toute chose, suivi de l’Épître du Rassemblement de Mullâ Sadrâ, Paris, Albin Michel, 2017 ; Sajjad Rizvi, Mulla Sadra and Metaphysics: Modulation of Being, Londres, Routledge, 2009 ; Id., « Time and Creation: The Contribution of Some Safavid Philosophies », Revista Portuguesa de Filosofia 62, 2006, p. 713-737 ; Id., « Philosophy as a Way of Life in the World of Islam: Applying Hadot to the Study of Mullā Ṣadrā Shīrāzī », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 2012, p. 1-13. 4 À mentionner, sur la période antérieure, Matthew Melvin-Koushki, « The New Brethren of Purity: Ibn Turka and the Renaissance of Neo-Pythagoreanism in Early Modern Iran », Brill’s Companion to the Reception of Pythagoras and Pythagoreanism in the Middle Ages and the Renaissance, éd. Irene Caiazzo, Constantinos Macris et Aurélien Robert, Leyde, Brill, à paraître. 3 philosophorum du Pseudo-Plutarque à la Promenade des esprits (Nuzhat al-arwaḥ) de l’Ishrâqî Shams al-Dîn al-Shahrazûrî (m. avant 704/1305)5. Dans les figures des sages grecs représentées par ces sources, les philosophes shî‘ites du XIe/XVIIe siècle se montrent particulièrement sensibles à la double dimension, théorique et pratique. Pythagore en particulier, maître de vie et maître de vérité, leur apparaît comme l’idéal-type du sage monothéiste originel et le parent transhistorique du « guide divin » qu’est l’Imâm, figure tutélaire et axiale du shî‘isme, à commencer par le premier imâm ‘Alî b. Abî Ṭâlib (m. 40/661)6. Pythagore se voit ainsi convoqué par ces philosophes shî‘ites pour traiter des thèmes et problèmes majeurs, identiquement théologiques et philosophiques, qui étaient les leurs : l’unicité de Dieu, sa relation à ses attributs et à sa création ; l’homme parfait et son rapport au(x) monde(s) ; l’origine et le retour à Dieu. Les pages suivantes présenteront ces aspects successifs de la vie et de la pensée de Pythagore reflétés par la renaissance de la philosophie islamique. I. PYTHAGORE, SAGE INITIE, MAITRE D’ESOTERISME ET SAINT MARTYR L’initiation prophétique Les ouvrages arabo-musulmans retraçant l’histoire des sages avant l’islam mentionnent Pythagore dans deux listes prestigieuses. La première, provenant de la Doxographie du Pseudo- 5 Sur ces ouvrages, nous nous permettons de renvoyer à Mathieu Terrier, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. « L’Aimé des cœurs » de Quṭb al-Dīn Aškevarī, Paris, Le Cerf, 2016, p. 124-137 ; Id., « Histoire de l’histoire de la sagesse en islam. Résumé des conférences 2015-2016 », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, t. 124, 2015-2016 [2017], p. 363-372, en ligne, URL : http://journals.openedition.org/asr/1652 ; Id., « Histoire de l’histoire de la sagesse en islam. Résumé des conférences 2016-2017 », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, t. 125, 2016-2017 [2018], p. 395-404, en ligne, URL : https://journals.openedition.org/asr/2115. Dans cet article, nous n’analyserons pas les canaux de transmission des informations sur Pythagore jusqu’à nos penseurs, mais ferons seulement état des sources arabes les plus anciennes et de certaines correspondances dans les sources grecques. Sur la vie de Pythagore dans les sources arabes médiévales, voir Emily Cottrell, « Notes sur quelques-uns des témoignages médiévaux relatifs à l’Histoire philosophique de Porphyre », Islamic Thouġt in the Middle Ages. Studies in Text, Transmission and Translation, in Honor of Hans Daiber, éd. Anna Akasoy et Wim Raven, Leyde, Brill, 2008, p. 523-555 ; Ead., « Pythagoras, the Wandering Ascetic: A Reconstruction of the Life of Pythagoras According to al-Mubashshir Ibn Fātik and Ibn Abī Uṣaybi‘a », Pythagorean Knowledge from the Ancient to the Modern World : Askesis, Religion, Science, éd. Almut-Barbara Renger et Alessandro Stavru, Wiesbaden, Harrassowitz, 2016, p. 467-517. 6 Sur la figure de l’imâm et de ‘Alî en particulier dans le shî‘isme, voir notamment Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shī‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en islam, Lagrasse, Verdier, 1992 [réimpr. 2007] ; Id., La preuve de Dieu. La mystique shi’ite selon al-Kulaynî (IIIe/Xe siècle), Paris, Le Cerf, 2018. 4 Ammonios (IIIe/IXe siècle), reprise et modifiée par ‘Abd al-Karîm al-Shahrastânî dans son Livre des religions et des sectes (Kitâb al-milal wa l-niḥal), est celle des sept « piliers de la sagesse » (asâṭîn al-ḥikma) : Thalès, Anaxagore, Anaximène, Empédocle, Pythagore, Socrate et Platon7. La seconde, remontant au Livre du terme de l’éternité (Kitâb al-Amad ‘alâ l-abad) du philosophe al- ‘Âmirî (m. 381/992), et reprise notamment par le Qâḍî Ṣâ‘id al-Andalusî (m. 462/1070) dans ses Catégories des nations (Ṭabaqât al-umam), rassemble cinq sages ayant embrassé la totalité de la sagesse avant sa division en disciplines et sectes : Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote8. Dans le Livre du terme de l’éternité, on lit pour la première fois qu’Empédocle et Pythagore ont été initiés, le premier par Luqmân, compagnon du prophète David et récipiendaire de la sagesse de Dieu (Coran, XXXI, uploads/Philosophie/la-figure-de-pythagore.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 11, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4509MB