Une épistémologie réaliste est-elle possible ? Jacques Bouveresse Mots clés : P

Une épistémologie réaliste est-elle possible ? Jacques Bouveresse Mots clés : Poincaré, réalisme scientifique, réalisme structurel, Zahar 1. Le réalisme scientifique est-il mort ? Le problème du réalisme scientifique a trait à la question de savoir si la partie théorique de la science constitue elle-même la description objective d’une réalité, qui est considérée généralement comme plus fondamentale et également, pour cette raison, plus réelle que la réalité observable. Les adversaires du réalisme (qu’ils s’appellent positivistes, pragmatistes, vérificationnistes, instrumentalistes, fictionnalistes ou d’un autre nom quelconque) soutiennent que ce à quoi nous pouvons aspirer et ce que nous pouvons obtenir de meilleur en matière de connaissance objective n’est pas constitué par la production de théories vraies qui ont pour tâche de décrire le mécanisme réel de la nature, mais seulement de théories qui constituent des instruments efficaces pour le calcul et la prédiction et qui nous permettent, selon la formule consacrée, de « sauver les phénomènes » et de le faire de la façon la plus simple, la plus élégante et la plus commode possible. « La croyance impliquée dans l’acceptation d’une théorie scientifique est, dit van Fraassen, uniquement qu’elle sauve les phénomènes, c’est-à-dire décrit correctement ce qui est observable1. » Accepter une théorie scientifique ne nous oblige par conséquent nullement à croire qu’elle est vraie et que les entités qu’elle décrit sont réelles. Il suffit, pour qu’une théorie soit acceptable, qu’elle puisse être considérée comme empiriquement adéquate. Van Fraassen appelle « empirisme constructif » la position qu’il défend, l’adjectif « constructif » étant ici destiné à souligner que « l’activité scientifique est une activité de construction, plutôt que de découverte : la construction de modèles qui doivent être adéquats aux phénomènes, et non la découverte de la vérité concernant l’inobservable2 ». Le réalisme scientifique est aujourd’hui critiqué et rejeté non seulement par les postmodernistes, les relativistes et les constructivistes sociaux de l’espèce la plus radicale, mais également par des scientifiques et des philosophes des sciences qui considèrent que, même s’il représente peut- être encore la position dominante ou, en tout cas, une position très répandue chez les scientifiques, il n’en constitue pas moins une survivance que l’évolution de la science depuis quelque temps et la pratique réelle des scientifiques depuis longtemps ont rendue anachronique et intenable. Parmi tous les actes de décès récents du réalisme scientifique, un de ceux qui ont été formulés de la façon la plus explicite et la plus solennelle est celui d’Arthur Fine, dans un article de 1984, « The Natural Ontological Attitude » : Le réalisme est mort. Sa mort a été annoncée par les néopositivistes qui se sont rendu compte qu’ils pouvaient accepter tous les résultats de la science, y compris tous les membres du zoo scientifique, et néanmoins déclarer que les questions soulevées par les assertions d’existence du réalisme étaient de simples pseudo-questions. Sa mort a été hâtée par les débats concernant l’interprétation de la théorie quantique, dans lesquels on a vu la philosophie non réaliste de Bohr prendre le dessus sur le réalisme passionné d’Einstein. Sa mort a été certifiée finalement quand les deux dernières générations de scientifiques physiciens ont tourné le dos au réalisme et se sont arrangées néanmoins pour faire de la science avec succès, sans lui. Assurément, une certaine littérature philosophique récente a paru regonfler l’enveloppe fantomatique et lui donner une vie nouvelle. Je crois que ces efforts seront finalement perçus et compris comme le premier stade du processus de deuil, le stade de la dénégation. Mais je crois que nous devons traverser ce premier stade et passer à celui de l’acceptation, car le réalisme est bel et bien mort, et cela nous donne du travail à faire pour identifier un successeur approprié3. Le diagnostic de Fine s’appuie sur deux raisons principales : (1) Un des arguments les plus couramment invoqués en faveur du réalisme scientifique, à savoir celui qui consiste à inférer du succès de la science à la nécessité d’une interprétation réaliste de sa pratique, ne résiste pas un examen sérieux. Le succès de la science ne nous autorise nullement à conclure qu’elle réussit, au moins jusqu’à un certain point, à nous représenter les choses telles qu’elles sont réellement. L’histoire des sciences fournit des exemples nombreux de théories qui ont été reconnues à un moment donné comme fausses et même radicalement fausses et ont pourtant connu de leur vivant et pendant longtemps un succès tout à fait remarquable. Et rien ne nous autorise à supposer que les théories les meilleures et les plus avancées dont nous disposons aujourd’hui ne sont pas précisément dans ce cas. (2) Les attitudes non réalistes ont joué un rôle décisif dans l’évolution de la science du vingtième siècle et c’est une constatation qui est de nature à ébranler sérieusement le dogme en vertu duquel le réalisme est supposé constituer une philosophie des sciences progressiste et même la seule qui soit réellement progressiste. Il n’y a pas de raison de croire que l’attitude réaliste constitue, de façon générale, un facteur de progrès pour la science. Depuis un certain temps déjà, c’est plutôt le contraire qui est vrai. Parlant des débats qui ont eu lieu, à propos de la mécanique quantique, entre les réalistes comme Einstein et les antiréalistes comme Bohr, Fine écrit : « Ceux qui étaient inspirés par des ambitions réalistes n’ont pas produit de physique qui ait connu le succès du point de vue prédictif. Ni la conception einsteinienne d’un champ unifié, ni les idées du groupe de de Broglie concernant les ondes pilotes, ni l’intérêt inspiré des idées de Bohm pour les variables cachées n’ont contribué au progrès scientifique4. » Fine admet, bien entendu, que des philosophes de la physique, y compris Putnam à une certaine époque et lui-même, ont essayé de démontrer que la théorie quantique était au moins compatible avec une réalité sous-jacente d’une certaine sorte. Puisqu’il pense qu’ « il n’y a pas de possibilité de réfuter le réalisme en utilisant comme base une science ou une pratique scientifique5 », il consacre le dernier chapitre de son livre à établir que même le cas de la théorie quantique ne rend pas non plus impossible le maintien d’une attitude réaliste. Mais, dit-il, il s’agit d’un réalisme qui, de façon ironique, se révélera en fin de compte assez semblable à la position de ses adversaires idéalistes et constructivistes. Le réaliste quantique, écrit- il, « en façonnant son ‘‘interprétation de la théorie quantique’’, […] construit simplement son propre monde “réel” conformément à des contraintes personnelles (ou sociales)6 ». C’est, d’après lui, ce qui s’est passé en fin de compte avec Einstein. Son réalisme opiniâtre et hétérodoxe apparaît comme n’ayant pas de contenu cognitif réel, susceptible de faire une différence substantielle ou, en tout cas, intéressante, mais seulement un contenu motivationnel. Il a, tout compte fait, probablement plus à voir avec les préférences, les obsessions et les fantasmes personnels d’Einstein qu’avec la philosophie des sciences proprement dite. Or, si l’on considère les choses de ce point de vue, il n’est pas du tout certain qu’une attitude et des convictions réalistes constituent aujourd’hui, pour un scientifique, le genre de motivation qui est le plus susceptible de conduire à des découvertes intéressantes et de favoriser, de façon générale, le progrès de la recherche. Je ne m’attarderai pas sur la conception que Fine propose de substituer au réalisme et qu’il appelle l’ « attitude ontologique naturelle ». Celle-ci n’est, d’après lui, ni réaliste – même si elle soutient que l’on doit accepter comme vrais non seulement les résultats de la science, mais également les données de la connaissance plus ordinaire – ni antiréaliste. Je pense, comme Elie Zahar, que le réalisme, au sens qui est discuté et contesté par Fine, est, contrairement à ce qu’il affirme, profondément enraciné dans la pratique scientifique et également que l’attitude ontologique naturelle « condamne les physiciens et les philosophes ou bien à une existence amnésique ou bien à une existence schizophrénique, ou sinon à ne croire ni à la vérité stricte ni à la vérité approximative d’une théorie quelconque et, par conséquent, à être en fin de compte des antiréalistes7 ». Je suis donc tout à fait sceptique sur la possibilité de réussir à être non réaliste sans pour autant être antiréaliste et, en tout cas, sur la possibilité que Fine y ait réussi. Mais c’est un point sur lequel je n’ai malheureusement pas le temps d’insister davantage. 2. Le réalisme des entités et le réalisme des théories On caractérise le plus souvent le réalisme scientifique comme étant la position qui consiste à soutenir que les théories scientifiques peuvent être vraies ou, en tout cas, approximativement vraies, et que les entités qu’elles postulent peuvent exister réellement. Mais un simple coup d’œil sur les discussions épistémologiques récentes montre que le réalisme des entités et le réalisme concernant la vérité des théories constituent deux éléments qui ne vont pas nécessairement ensemble. On peut défendre une position réaliste à propos des entités théoriques de la science, sans pour autant le faire essentiellement à cause des raisons que l’on a de considérer comme uploads/Philosophie/ bouveresse-j-une-epistemologie-realiste-est-elle-possible.pdf

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