Alain Boyer Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand CELA VA SANS LE DIRE. ÉL
Alain Boyer Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand CELA VA SANS LE DIRE. ÉLOGE DE L'ENTHYMÈME Aucun dialogue ni aucune recherche ne prend la forme de suites de syllogismes complets opposés les uns aux autres comme des bataillons d'armées d'Ancien Régime1. Qu'ils soient justificatifs2, ou purement critiques3, les arguments sont rarement présentés in ordine et in extenso : le locuteur présuppose tout un ensemble de propositions dont il considère, plus ou moins sciemment, qu'elles sont évidentes et, au mieux, notoirement connues comme telles [Common Knowledge). On appelle enthymème un raisonnement dont certaine(s) prémisse(s), voire la conclusion, ne sont pas explicitées, mais dont la validité doit pouvoir être exhibée si l'on ajoute les énoncés manquants et présupposés4. On se propose ici d'esquisser les traits généraux d'une théorie enthymématique de l'argumentation, susceptible de relier les aspects logique et rhétorique de cette activité spécifiquement humaine. Dans une première partie, on rappellera certaines données historiques, sans prétendre pour autant résoudre la petite énigme que constitue le glissement sémantique qu'a subi le terme à'enthymème. Dans une seconde partie, on tentera d'illustrer la fécondité de la « technique enthymématique » pour aider à l'intelligence de certaines procédures argumentatives, en parti- culier en philosophie. Enfin, on risquera une conjecture, à savoir que des arguments caractérisés d'habitude comme non déductifs peuvent être interprétés comme des enthymèmes, en parti- culier dans le cas des inductions et des analogie^. La reprise réglée du thème de l'implicite et la levée de la contrainte de certitude quant aux prémisses permettent d'assouplir certaines divisions tranchées entre logique et argumentation6. HERMÈS V, 1995 73 Alain Boyer Du vraisemblable à l'implicite Aristote parle de l'enthymème surtout dans sa Rhétorique. Il le définit comme un « syllo- gisme probable», caractéristique de cette discipline, partie «politique» de la dialectique consacrée à l'usage des arguments au sein des tribunaux et des assemblées en vue non de démontrer mais de persuader. Le nom d'enthymème est réservé à des déductions « tirées de vraisemblances et d'indices7 ». Le recours à l'indice ou au signe paraît être propre à la rhétorique, puisque le syllogisme dialectique est défini comme une déduction dont les prémisses sont seulement « probables » ou vraisemblables8. Mais Aristote d'affirmer que les prémisses d'un enthymème peuvent n'être pas énoncées : « (Si elles sont) connues, l'auditeur les supplée. Var exemple, pour conclure que Dorieus a reçu une couronne comme prix de sa victoire, il suffit de dire : il a été vainqueur à Olympie ; inutile d'ajouter : à Olympie, le vainqueur reçoit une couronne ; cest un fait connu de tout le monde ». Ce passage semble être à l'origine de l'évolution sémantique qui conduira le terme « enthymème » à signifier purement et simplement « syllogisme incomplet », au rebours de la lettre péripatéticienne. Il ne semble pas en effet qu'Aristote utilise sciemment deux définitions, puisqu'il affirme que les maximes (gnômaï) peuvent devenir des enthymèmes si on leur adjoint «la cause, le pourquoi9 ». Cependant10, le texte de la Rhétorique ne laisse pas d'être quelque peu ambigu, en particulier lorsqu'Aristote cherche à différencier le syllogisme rhétorique du syllogisme dialec- tique : tout se passe comme si cette différence avait pour objet, outre le recours aux indices et la visée peruasive, le fait que l'enthymème est un raisonnement adapté à «la foule», et dès lors facile à suivre, ni trop compliqué ni trop trivial. Le discours risquerait de ressembler à du « bavardage », si l'on « énonce trop de choses évidentes11 ». En un mot, l'idée de prémisses implicites n'est pas, pour le Stagirite, constitutive de la notion d'enthymème, mais elle en est pour ainsi dire une caractéristique accidentelle, quoique fréquente, déterminée par des considé- rations d'efficacité : « Du fait de la faiblesse d'esprit de l'auditeur, il faut condenser le plus possible ses enthymèmes12 ». Il est ainsi possible de comprendre que la tradition ait retenu uniquement la signification « raisonnement incomplet », si tant est que la spécificité formelle du syllogisme rhétorique par rapport au genre prochain du syllogisme dialectique n'est rien moins que clair dans Aristote. C'est ainsi qu'après Quintilien13, Boèce14 retiendra avant tout le sens « moderne ». La Logique de Port-Royal15 ira jusqu'à citer Aristote quasiment à contre-sens, utilisant l'un de ses exemples de maxime « complétable » ou transformable en « enthymème » comme un enthymème au sens de syllogisme incomplet... Faut-il regretter cette dérive, comme si le sens retenu par les Modernes était plus pauvre que celui d'Aristote, et rapporter cela à la progressive réduction de la rhétorique à un catalogue de tropes16 ? Il me semble au contraire de bonne politique d'adopter le sens moderne, pour mieux en faire ressortir la richesse théorique. 74 Éloge de l'enthymème L'empire de l'implicite La plupart des raisonnement utilisés dans la vie courante sont des enthymèmes, figures dont le discours publicitaire est particulièrement friand, en tant qu'art de la suggestion. Un dialogue entièrement explicite serait à mourir de rire (ou d'ennui17). On ne s'étend pas outre mesure sur la mortalité des hommes ou sur le fait que l'orage en montagne représente un danger, etc. Le jeu des questions et des réponses est foncièrement enthymématique. « Pourquoi n'a-t-il pas pris sa voiture ? Parce qu'il y avait du brouillard. » Exercice : mettre en évidence une prémisse (triviale) qui rende ce raisonnement valide. « Pourquoi cet homme a-t-il été décapité ? Parce qu'il avait blasphémé. » Exercice : compléter cet enthymème et conclure sur les contextes possibles d'un tel échange. En revanche, dès qu'il s'agira d'expliquer de tels dialogues à un « persan » ou à un enfant (ou encore à une machine « intelligente »), peu accoutumés à ce type de pratiques, il conviendra d'expliciter, ce qui n'est pas toujours une mince affaire. Il faut prendre garde à ne pas énoncer trop de trivialités, sauf à manquer de respect aux bonnes règles de la conversation, telles celles codifiées par Grice. Il est nécessaire de ne pas perdre (et faire perdre) du temps en rappelant ce que chacun sait, au risque de rendre méconnaissable la pertinence de son argument. Mais il peut se faire qu'un discours souffre de concision excessive, en une sorte de délire enthymématique : d'où le principe de l'abbé Terrasson, rendu célèbre par Kant18 : Certains ouvrages seraient beaucoup plus courts s'ils η étaient pas si courts. Autrement dit, plus c'est court, plus c'est long (à comprendre). À la limite, un enthymème absolu serait un raisonnement sans prémisses auquel manque la conclusion, forme pure que je propose de caractériser comme lichtenbergienne : un silence argumenté, en quelque sorte19. Le « grand style » échappe à ces deux écueils : les figures de l'ellipse ou de la litote, voire l'insinuation, ou même tout l'art de la séduction, participent de cette maîtrise de l'implicite. L'enthymème est universel. Le politique n'est pas le dernier à s'en servir, mais l'humoriste ou l'historien ne sauraient s'en passer non plus. Dès lors qu'un narrateur désire rendre compte d'un événement, il présuppose un certain nombre de « vérités de sens commun », de topoî] voire de lois empiriques, sans lesquelles ses raisonnements ne tiendraient pas debout, comme le fait une déduction en bonne et due forme20. Chaque communauté culturelle est caractérisée par des ensembles différents, quoique non disjoints, de présomptions «implici- tables ». Leur mise au jour constituera l'un des exercices les plus intéressants de celui qui prend en charge l'étude de telle ou telle communauté, fût-ce la sienne propre21. Les préjugés sociaux se cachent bien souvent dans les raisonnements partiellement explicités des locuteurs, et c'est alors que nous pouvons les mettre en évidence, non sans prudence, puisqu'il est clair que plusieurs prémisses différentes peuvent servir à compléter l'argument22. Lorsqu'on interprète un texte, et singulièrement un texte philosophique, au-delà des problèmes herméneutiques posés par le flou et l'ambiguïté des termes utilisés, il est difficile d'échapper aux deux monstres symétriques que sont la paraphrase et le contresens (ou l'ana- 75 Alain Boyer chronisme). Vouloir à tout prix se protéger de l'un des deux nous jette dans les bras de l'autre. Comprendre le contexte problématique de l'auteur23 et éventuellement mettre en évidence ses adversaires théoriques ou l'armature d'oppositions qui structure (plus ou moins explicitement) sa pensée ne suffit pas : encore faut-il dénouer l'argumentation immanente au texte sans la trahir ni la répéter. Or la paraphrase mène aussi à la trahison, tant il est délicat de répéter sans perdre du sens. La notion d'enthymème permet d'envisager une lecture fidèle et éclairante à la fois : le penseur ne prend pas en général la peine d'expliciter les évidences propres à sa culture ou à sa tradition, ou encore celles qu'il juge avoir déjà justifiées. La manière dont il joue subtilement de l'instrument enthymématique pourrait participer de ce que Gilles Granger appelle le style : tel insistera sur une prémisse que tel autre jugera inutile et inélégant de proférer explicitement. Expliquer consistera à dévoiler l'implicite. Lorsque telle prémisse sera jugée nécessaire mais contestable, le commentaire rejoindra la critique. Il me semble que cette technique retrouve ce qu'avait de séduisant l'idée althussérienne de « uploads/Philosophie/ boyer-eloge-de-l-x27-enthymeme.pdf
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- Publié le Jul 20, 2021
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