Frédéric Schiffter Le bluff éthique ESSAI « Tout ce que le philosophe peut fa
Frédéric Schiffter Le bluff éthique ESSAI « Tout ce que le philosophe peut faire, c’est de détruire les idoles. Et cela ne signifie pas en forger de nouvelles. » Ludwig WITTGENSTEIN Avant-propos Combien de fois me l’a-t-on répété : tout sauf un pantouflard de l’esprit, le philosophe est un explorateur, un découvreur et un créateur de concepts. Or, conséquence sans doute de mon éducation petite-bourgeoise, je n’ai jamais pu me défaire d’un goût pour le confort intellectuel qui ne consiste pas dans le seul agrément de lectures aisées à suivre et à comprendre, mais, avant tout, dans mon attachement aux idées simples, aux évidences et, je l’avoue, à une façon de vivre banale – « sans miracle ni extravagance » selon une expression de Montaigne. Si ma glande pinéale s’affole à l’approche des nappes de brumes s’élevant des abysses de l’ontologie, mes esprits animaux hoquettent quand, furetant parmi les rayons des libraires, je tombe sur des ouvrages prônant une vie « sage », « spirituelle », « vertueuse », « bonne », « plus humaine », sur d’autres encore, exhortant à un « retour du corps », à un « hédonisme solaire » et à des « passions joyeuses » ou je ne sais quelles réjouissances existentielles. Créditées de pouvoir infléchir le cours d’une vie, voire de changer la personnalité d’un individu sur la foi de raisonnements, de conseils ou de directives pratiques, les considérations éthiques passent mieux que les lourdes spéculations métaphysiques auprès d’une opinion versée dans la philosophie « extrascolaire ». Or, telle est justement la cécité de cette opinion éclairée que de tenir l’éthique pour un discours plus accessible que la métaphysique. Ayant coutume d’appeler la métaphysique un blabla, soit une rhétorique obscure forgée pour évoquer le réel tel qu’il devrait être, substantiel et sensé, et non pour l’accepter et le décrire tel qu’il est vécu, insignifiant, je ne saurais qualifier l’éthique d’un autre terme, elle dont la vocation est, pareillement, de dénoncer les humains tels qu’ils sont, insensés, afin de faire valoir une Humanité idéale ou meilleure. Traduisant un rejet indigné du réel, métaphysique et éthique relèvent de ce que Clément Rosset nomme le chichi. Le chichi, écrit-il dans Le Réel et son double, découle de l’inquiétude qu’éprouvent les humains à l’idée cruelle qu’en acceptant d’être ce qu’ils sont, ils doivent se résigner du même coup à n’être que cela : c’est-à-dire, d’abord, très peu ; puis, assez vite, plus rien. Autant que le blabla métaphysique, l e blabla éthique leur offre des notions vagues, sibyllines, ronflantes, lénifiantes, et, parfois, suffisamment bien tournées pour les bluffer, les impressionner en leur laissant le sentiment d’entrevoir quelque chose de fondamental quant à leur prétendu être. C’est dire combien, pour croire à n’importe quel boniment leur promettant une humanité digne, heureuse, authentique, à laquelle, moyennant un « travail » sur eux-mêmes, ils auraient le droit et le devoir d’accéder, leur ressentiment narcissique est à son comble, combien ils sentent que leur vie, du début à la fin, se déroule comme une suite de désirs contrariés, d’ambitions revues à la baisse, de joies vite périmées, de frustrations, de vexations. Que des humains ne prennent pas ombrage qu’on leur fourgue du sens, du bonheur, de l’humanité et qu’on les tienne, à ce titre, pour des demi-portions d’humains ; qu’ils se montrent demandeurs et friands de ce panpan-cucul infligé à leur moi complexé ; bref, qu’ils ne s’avisent pas que l’éthique, selon une vielle méthode d’abrutissement des foules, les infériorise et les flatte à la fois, en dit long, aussi, sur leur vertueuse niaiserie que je nomme le gnangnan. Bien entendu, si je me propose ici de démystifier les blablas éthiques, je sais toute la vanité, dans les deux sens du terme, de ma démarche. Non seulement inciter mes contemporains à ne pas se laisser donner de leçons, serait encore leur en donner une, mais surtout cela serait parfaitement inutile. En s on Dom Juan, Molière dit tout déjà de l’impossibilité de vaincre la crédulité. Sommé par Sganarelle de lui révéler ce en quoi il croit, Dom Juan finit par lâcher cette réponse : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. » Et le valet, dépité, de rétorquer : « La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? » S’il se sentait d’humeur à disputer avec Sganarelle, Dom Juan lui ferait remarquer que, bien sûr, les énoncés arithmétiques ne sauraient être objets de croyance mais uniquement de connaissance : qu’ils s’imposent, si l’on maîtrise le calcul, comme des évidences objectives. Que l’on croie ou non en Dieu, rien ni personne ne pourra faire que deux plus deux n’égalent quatre, ni que quatre plus quatre n’égalent huit – à commencer par Dieu lui-même dont le pouvoir se heurte aux limites du langage des mathématiques. Que croire et savoir renvoient à deux formes de pensée distinctes, Sganarelle, bien sûr, le conçoit bien. Sauf que cela le désole. Si Sganarelle fulmine contre l’impiété tranquille de son maître, c’est parce que la pensée dont ce dernier se contente, qui consiste à se conformer à la plate réalité et à la précision des chiffres, présente le défaut de contrarier le rêve vague d’une autre réalité qui, elle, se conformerait au désir de Sganarelle. En retour, si Dom Juan n’essaie même pas de dissuader son serviteur de gober toutes les croyances en vogue du moment, c’est parce qu’il voit bien le peu de crédit que l’intéressé lui-même, malgré sa ferveur, leur accorde. Sceptique, Dom Juan (ou Molière) tient pour lui que nul savoir ne parvient jamais à détruire la superstition – au contraire de certains savants qui se figurent que le croyant dispose d’un esprit semblable au leur, animé des mêmes mobiles de connaissance, mais dont, simplement, la curiosité et le bon sens font fausse route vers l’imaginaire, et à qui il suffirait d’indiquer une méthode pour lui faire voir son erreur et rectifier son errance. Louable intention, sans doute – allant dans le sens de l’éthique de Descartes et des Lumières. L ’ennui est que, à supposer que le croyant soit prêt à apprendre des savants, ceux-ci échoueraient dans leur mission pédagogique. Car l’imperméabilité du croyant au savoir ne procède pas tant d’un refus d’exercer sa raison ou son esprit critique, que du malheur de savoir déjà qu’il ne croit en rien et, pire encore, que rien n’est crédible – raison pourquoi, d’ailleurs, Sganarelle exige de Dom Juan qu’il lui fournisse, lui qui est savant, ou qu’il imagine tel, un objet de croyance, mais, cette fois, solide et fiable. C’est un fait banal, bien que rarement relevé, que le croyant ne s’attache jamais longtemps à tel ou tel objet déclaré de croyance. Et pour cause, puisqu’il est le premier confronté à l’évidence que le quelque chose en quoi il prétend croire ne peut être ni pensé avec précision ni, donc, connu, et que seul le verbe – le mythe, l’incantation, le discours philosophique, la formule ésotérique, etc. – a vocation à le faire exister par les sortilèges de révocation et à lui conférer un air de réalité et de crédibilité. Piètre expédient, assurément, qui l’enjoint aussitôt à ne rien vouloir savoir de son incroyance, à l’instar de ces enfants convaincus que le Père Noël n’est qu’une fable mais qui n’osent se l’avouer franchement, de peur de ne plus recevoir de cadeaux. Il en va de même pour la croyance en l’éthique. Nul, parmi les humains, ne croit que l’un d’entre eux, fût-il le plus avisé, détient le savoir de la vie meilleure, heureuse, joyeuse, ou plus humaine, et les règles qu’il conviendrait de se prescrire pour y atteindre, mais nul ne veut l’admettre. Wittgenstein note que « si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde ». Or, c’est bien parce que la science objective ou raisonnable de la vie heureuse n’existe pas, que circulent les croyances éthiques soutenues avec plus ou moins de force persuasive par des discours verbeux auxquels les humains, toujours déçus, aiment à donner valeur de savoir mais sans jamais y croire. Cette mauvaise foi éthique ou, si l’on préfère, cette impossibilité de croire en quelque chose qui conduirait à une vie supérieure, s’explique par le fait que les humains suivent, « entre le naître et le mourir », dixit Montaigne, un parcours semés d’impondérables. Sachant, donc, pour en vivre l’expérience à chaque instant, que rien ne leur est assuré, tôt ou tard, que le néant, nulle proposition éthique ne les convainc bien longtemps. Selon les circonstances ou les périodes de leur existence, la vertu aristotélicienne peut les séduire autant que le souverain bien épicurien, l’impassibilité stoïcienne, le détachement bouddhiste, l’engagement sartrien, l’altruisme levinassien, l’humanitarisme bénévole. S’accrochent-ils pour un temps, même avec ferveur, à l’un de ces projets ou de ces idéaux, ils peuvent très facilement s’en uploads/Philosophie/ schiffter-frederic-le-bluff-ethique.pdf
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- Publié le Jui 20, 2022
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