Les modèles de la langue et leurs niveaux de réalité Jean-Paul Bronckart Sectio

Les modèles de la langue et leurs niveaux de réalité Jean-Paul Bronckart Section des Sciences de l'Education Université de Genève L'objet de cette conférence est d'engager une réflexion sur le statut des langues naturelles et sur celui des conceptions, représentations et/ou modèles élaborés à pro- pos de ces langues. Cette réflexion sera organisée en trois temps. Nous procéderons d'abord à un bref examen des positionnements philosophiques et épistémologiques qui sous-ten- dent et orientent notre conception du langage, dans ses rapports au monde et à l'activi- té humaine. Nous proposerons ensuite une analyse détaillée des propriétés de l'activité langagière et des systèmes de langues, qui s'inspire du cadre théorique de l'interactio- nisme socio-discursif que nous défendons. Sur cette base, nous développerons enfin une réflexion sur les différents niveaux de connaissance ou de "savoirs" qui sont élaborés à propos de la réalité langagière, qui débouchera sur une tentative de clarification de la position que les chercheurs en sciences du langage ou en didactique se devraient de prendre dans le débat entre la vie et l'évolution des langues d'une part, les règles, modè- les et normes qui visent à stabiliser ces mêmes langues d'autre part. 1. L'ARRIÈRE-FOND PHILOSOPHIQUE DE NOS APPROCHES DU LAN- GAGE ET DES LANGUES Il y a plus de trente siècles que la philosophie occidentale, puis plus récemment les sciences humaines/sociales, discutent du statut du langage, dans ses rapports au monde extérieur, à la pensée et à l'activité humaines. N'ayant pas la prétention de dresser un bilan exhaustif de ces réflexions complexes et profondes, nous nous bor- nerons, en nous inspirant des travaux de De Mauro (1969), à mettre en évidence l'existence de deux courants de pensée majeurs, et de rappeler les caractéristiques principales des positions qu'ils ont générées. Le premier courant, qui a toujours été dominant, défend une conception du lan- gage que l'on peut qualifier de représentationnaliste: il considère que la fonction pre- mière du langage est de "traduire" des entités physiques ou mentales préexistantes, 16 que cette fonction consiste à présenter à nouveau ces entités (à les re-présenter), sous une forme plus aisément partageable ou communicable. Aristote avait soutenu dans les Analytiques que les structures propositionnelles du logos (qui est indistinctement pensée et langage) constituent des reflets fidèles de la logique qui organiserait le monde; que les structures du langage-pensée ne font donc que traduire, directement, les structures de ce monde extérieur. Cette conception est restée en vigueur tant qu'a subsisté l'idéologie d'une seule "vraie" langue (ou d'une langue digne de traduire les connaissances: le grec d'abord, le latin ensuite). Mais quand à la Renaissance les langues jusqu'alors qualifiées de vulgaires ont été recon- nues comme instruments de connaissance et de culture, l'aporie fondamentale de cette conception est devenue évidente: - il n'existe qu'un monde; - les structures du langa- ge traduisent les propriétés de ce monde; - donc il ne devrait exister qu'une langue; -comment se fait-il alors qu'existent autant de langues naturelles différentes, avec des structures aussi diverses? La démarche de Port-Royal visait notamment à dépasser cette contradiction. Elle s'appuyait d'abord sur Descartes et son "instauration" du sujet, qui a eu cette con- séquence de dissocier le logos antique, en pensée d'une part, langage d'autre part. Sur cette base, ainsi que sur celles des travaux de "grammaire comparée" de Lancelot et de "psychologie cognitive" d'Arnauld, elle a abouti, dans la Grammaire générale et raisonnée (1660/1970) écrite par ces deux auteurs, à un schéma qui pose: - un monde extérieur doté de sa propre organisation; - une pensée qui se construit dans l'interaction avec ce monde; - un langage qui traduit cette pensée (et non plus le monde même), mais qui doit être analysé en deux niveaux; - un niveau de structures générales, universelles, qui reflètent directement les opérations de pensée; - un niveau de structures particulières à une langue naturelle, qui dépendraient, elles, des conditions de vie et de l'histoire des peuples parlant ces langues. Ce schéma a ouvert un premier "espace de problème", qui porte sur la nature des interactions qui se déploient entre le monde et les processus de pensée. Débat qui a vu s'opposer les positions empiristes (accent sur le déterminisme des structures du monde) et les positions rationalistes (déterminisme de structures de pensée innées), et auquel Kant (1781/1944), puis Piaget (1970) ont tenté plus tard de donner une solu- tion, mais dans les deux cas, sans tenir compte du rôle que pourrait jouer le langage dans ces interactions. S'agissant de ce langage, ce schéma a donné lieu plus tard enco- re, dans le cadre de la Grammaire Générative et Transformationnelle de Chomsky (1965), à la conception d'un niveau de langage universel (exprimé en structures pro- fondes relevant à la fois de la pensée et du langage) et à l'examen des processus par lesquels ces structures profondes se transformeraient en des structures concrètes ou superficielles propres aux langues naturelles. Au titre de bref commentaire de ce positionnement, nous relèverons: - Qu'il ne se débarrasse pas complètement du fixisme antique, en raison de son créationnisme; l'humain aurait été doté, par un geste divin (Descartes), ou par une hypothétique mutation génétique (Chomsky), de capacités spécifiques de pensée et d'expression de cette pensée en langage. L'accent est donc porté de facto sur les fon- dements biologiques de la pensée et du langage, ce qui a comme corrélat une sous- EUSKALGINTZA XXI. MENDEARI BURUZ. Euskaltzaindiaren nazioarteko XV. Biltzarra 17 estimation, voire une négation du rôle des facteurs historico-sociaux impliqués dans le développement de l'espèce humaine. - Qu'il affirme la prééminence de la noèse sur la sémiose. C'est-à-dire qu'il affirme que les processus de "pensée pure" sont premiers et autonomes par rapport aux processus langagiers et/ou sémiotiques. La pensée se construit d'abord; elle n'est ensuite que secondairement exprimée par des processus sémiotiques qui ne jouent aucun rôle dans sa constitution ou dans son formatage (cf. Kant et Piaget). - Qu'il n'a jamais pu régler véritablement la contradiction apparente entre l'uni- cité des processus de pensée d'une part, la diversité et les changements permanents des langues naturelles d'autre part. - Mais qu'en dépit de ces difficultés, il demeure le schéma qui oriente les con- ceptions de sens commun à l'égard du statut du langage, et donc, comme nous le verrons plus loin, les représentations et modèles proposés pour décrire les langues. Le second courant se caractérise par la contestation de cette position dominan- te, et il a toujours co-existé avec elle; chez Aristote même, dont la Poétique et la Rhétorique ont des accents très différents de ceux des Analytiques, plus tard chez Bacon, Vico, etc. Sa référence majeure est cependant Spinoza (1677/1954), avec son rejet de la thèse créationniste de Descartes et du dualisme qui lui est associé (la distinction radi- cale de ces deux essences que sont l'esprit d'une part, les corps et objets physiques d'autre part). Outre les thèses du monisme et du parallélisme psychophysiologique que nous ne pourrons commenter ici, Spinoza pose: -qu'il n'existe qu'une seule réali- té matérielle, l'univers en perpétuelle activité; -que cette activité de la matière a donné lieu, notamment, à ce produit contingent ou accidentel (et "dépassable") qu'est l'hu- main; -que cet humain dispose de capacités d'entendement (ou capacités cognitives) qui sont faibles et qui ne lui permettent que de ressaisir de manière très imparfaite (sous des formes discrétisées) les propriétés de l'univers actif, plein (continu) et illi- mité dont il procède. De cette autre conception de la position de l'homme dans l'uni- vers, nous retiendrons surtout les conséquences méthodologiques. D'un côté, au plan des essences, de l'ontologie, existent la matière en activité et ses produits successifs; d'un autre côté, au plan gnoséologique, existent les constructions imparfaites cons- truites par les humains à propos de ces essences, constructions élaborées collective- ment et donnant lieu à ce que Politzer qualifiera bien plus tard (1928) de mondes de connaissance. L'œuvre de Spinoza portait en germe les théories du changement ou de l'évolu- tion de l'univers, qui allaient être élaborées dans le cours du XIXe. Au plan phylogé- nétique, Darwin a rassemblé et élaboré les données empiriques qui confirmaient le caractère continu de l'évolution des espèces, ou encore l'engendrement permanent des formes de vie. Au plan plus restreint de l'anthropogenèse, Hegel (1807/1947) a tout d'abord posé le principe du mouvement dialectique général qui préside au dévelop- pement de la pensée humaine, puis, dans leur relecture de ce principe, Marx (1845/1951) et Engels (1925/1975) ont proposé un nouveau schéma de la construc- tion historique des capacités proprement humaines: -les capacités bio-comportemen- tales spécifiques des organismes humains ont rendu possible l'élaboration d'activités collectives ainsi que d'instruments au service de leur réalisation concrète (les outils manufacturés) et d'instruments au service de leur gestion d'ensemble (les signes lan- J.-P. Bronckart: Les modèles de la langue et leurs niveaux de réalité 18 gagiers); ces activités ont donné lieu à la construction de mondes économiques, sociaux et sémiotiques qui constituent désormais une part spécifique de l'environne- ment des humains (ce que Dilthey, 1925/1947, qualifiait de Mondes d'œuvres et de culture);- c'est ensuite la rencontre avec ces propriétés radicalement nouvelles de uploads/Philosophie/ bronckart-les-modeles-de-la-langue-et-leurs-niveaux-de-realite-pdf.pdf

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