Les divisions de la logique selon Albert le Grand Julie Brumberg-Chaumont (LEM/
Les divisions de la logique selon Albert le Grand Julie Brumberg-Chaumont (LEM/CNRS, Paris) 1. Introduction : Les multiples divisions de la logique chez Albert le Grand Il existe plusieurs exposés d’Albert sur l’objet de la logique et sur ses divisions, mais c’est le prologue de la paraphrase sur l’Isagogè qui a surtout retenu l’attention des commentateurs1. Albert y propose une réflexion qui intègre des sources très diverses2, et marque ainsi un tournant dans la tradition latine des divisions de la logique. Ses autres paraphrases logiques offrent généralement un visage différent ; la classification des syllogismes y est mise au service d’un Organon standard en six livres3. On sait que la position d’Albert a pesé sur la manière dont les auteurs médiévaux latins postérieurs ont conçu la division de la logique, à commencer par Thomas d’Aquin lorsque celui-ci a adopté l’Organon long, comme l’a montré Costantino Marmo4. Mais encore faut-il s’entendre sur la ou les 1. C’est le cas de Costantino Marmo (même si la paraphrase aux Seconds analytiques est également prise en compte), mais aussi, par exemple, de Giorgio Pini, Categories and Logic in Duns Scotus, An interpretation of Aristote’s Categories in the Late Thirteenth Century, Leiden/Boston/Köln, 2002, p. 23-27 ou de Deborah Black, « Traditions and Transformations in the Medieval Approach to Rhetoric and Related Linguistic Arts », in C. Lafleur avec la coll. de J. Carrier éd., L’Enseignement de la philosophie au XIIIe siècle. Autour de la «Guide de l’étudiant » du ms. Ripoll 109, Turnhout, 1997, p. 233-254. 2. Nous laissons de côté ici la question des sources farabiennes perdues d’Albert, et nous renvoyons sur ce point à la contribution de Jules Janssens. 3. C’est du moins ce qui apparaît dans la paraphrase aux Peri hermeneias et aux Premiers analytiques. La position d’Albert dans les paraphrases aux Topiques et aux Réfutations sophistiques est, nous allons le voir, beaucoup plus complexe. Pour la paraphrase aux Seconds analytiques, qui présente bien un Organon long inspiré d’Alghazali, voir infra § 4.5. 4. « Suspicio : A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth Century Scholasticism », CIMAGL, 60, 1990, p. 145-198. Voir aussi S. Ebbesen, « Albert (the Great ?)’s 336 JULIE BRUMBERG-CHAUMONT divisions défendues par Albert, et surtout comprendre la manière dont celles-ci se sont constituées. Or la multitude des divisions de la logique que nous observons chez le Colonais, d’un ouvrage à un autre, dans une même paraphrase, et parfois au sein d’un même chapitre, nous conduit à nous interroger sur la nature de l’héritage albertinien et sur la genèse de positions apparemment si diverses. Le seul prologue de la paraphrase d’Albert à l’Isagogè ne contient pas moins de quatre divisions, dont seule la première adopte un Organon long. Costantino Marmo a insisté sur le fait que la position d’Albert souffrait d’importantes incohérences5, confirmant une nouvelle fois le diagnostic sévère formulé par Sten Ebbesen en 1981, renouvelé par Deborah Black en 19976. Il a souligné chez Albert une position finalement inaboutie : Albert chercherait à la fois à se faire l’écho des innovations contenues dans les sources arabes, et à conserver l’Organon et la logique aristotélicienne dans leurs divisions traditionnelles. De fait, on observe sur la question de la division de la logique et du nombre de traités qu’il convient d’y inclure des formulations aussi variées que celles qu’on a pu répertorier à propos de l’objet de la logique7. Companion to the Organon », in A. Zimmermann éd., Albert der Grosse. Seine Zeit, sein Werk, seine Wirkung, Miscellanea Mediaevalia, 14, Berlin/New York, 1981, (p. 89-103), p. 99 (réimprimé dans S. Ebbesen, Topics in Latin Philosophy from the 12th-14th centuries. Collected Essays of Sten Ebbesen, Vol. 2, Furnham/Surrey – Burlington, 2008, ch. 7, p. 95-108). 5. « Suspicio... », p. 161-163. 6. Dans la version actualisée de son article de 1981, Sten Ebbesen opère une retractatio des arguments peu flatteurs qu’il avait proposés à propos de l’attribution de l’épithète « Grand » à Albert. La piètre opinion qu’il se fait d’Albert y était reflétée par le point d’interrogation qui figure dans le titre de l’article. Mais il rappelle tout de même que l’inanité de la production logique d’Albert, qui « singe » Robert Kilwardby, du moins en ce qui concerne la paraphrase aux Premiers analytiques, avait été dénoncée dès le XIVe siècle dans un texte attribué à Gentilis de Cingoli (« Albert (the Great ?)’s... », 2008, p. 108). Voir aussi D. L. Black, « Traditions and Transformations ... », p. 242-246. Soulignant la compréhension très partielle (pour ne pas dire plus) dont Albert le Grand et les autres maîtres latins font preuve à propos du sens philosophique qu’il faudrait donner à l’intégration de la rhétorique et de la poétique à la logique chez leurs prédécesseurs arabes, Deborah Black souligne le caractère extrêmement schématique du modèle arabe de l’Organon long en domaine latin. Elle rappelle que cette situation est notamment due à une transmission lacunaire de la doctrine, dont font les frais non seulement le caractère « syllogistique » des arguments rhétoriques, et encore davantage, des arguments poétiques, mais aussi les enjeux politico-religieux de la réflexion des logiciens arabes sur la place de ces disciplines dans le cadre d’une anthropologie de la connaissance (p. 235-236). Il faut également rappeler la quasi-absence de la Rhétorique dans sa version gréco-latine, et le texte très difficile proposé par la traduction arabo-latine en circulation à l’époque d’Albert le Grand (qui aurait composé un commentaire sur le traité, aujourd’hui perdu), avant la nouvelle traduction de Guillaume de Moerbeke (ca 1269), ainsi que l’absence d’une traduction latine de la Poétique au moment où Albert composait ses paraphrases. 7. Voir B. Tremblay, « Albertus Magnus on the Subject of the Categories, in L. Newton éd., LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE SELON ALBERT LE GRAND 337 Albert aborde à trois reprises dans son prologue à l’Isagogè la question de la place de la rhétorique et de la poétique, et offre en tout quatre divisions de la logique. Une première division mentionne un Organon long, « rallongé », car la peïrastique (ars temptativa) y est mentionnée à part ; elle consiste en une division en six types de raisonnements de la « logique générale », qui contient la rhétorique et la poétique. Une deuxième division s’opère selon la distinction entre inventio (= topique) et iudicium (= analytique). Une troisième, par rapport à laquelle Albert marque ses distances dans la mesure où la logique y est identifiée à une science du langage, concerne encore une fois la « logique générale », et correspond à un « trivium quadripartite » (grammaire, rhétorique, dialectique/logique, et poétique) ; enfin une quatrième et dernière division de la logique revient à un Organon « standard », sans la rhétorique ni la poétique, bien que « rallongé » (avec la peïrastique), et structuré par la division entre inventio et iudicium. Elle correspond à un enseignement logique (logica docens) qui est mis en œuvre dans toutes les autres sciences, comme logica utens, notamment les sciences du langage, où rhétorique et poétique trouvent leur place. À ces quatre divisions s’ajoutent les multiples versions de l’Organon qu’on peut observer dans les autres paraphrases logiques, mais aussi dans des œuvres telles que le commentaire à la Métaphysique — qui mentionne un « trivium quadripartite » à propos de la partie « rationnelle » (c’est-à-dire logique) de la philosophie8, et insiste sur l’appartenance de la poétique à la logique9 — ou encore le Super Ethica, qui évoque la notion de « logique spéciale »10 à propos des argumentations imparfaites utilisées en rhétorique, en poésie et en éthique11. Des variations s’observent d’un texte à un autre, mais aussi au sein d’une même œuvre, comme dans la paraphrase à l’Isagogè. C’est le cas de la paraphrase aux Seconds analytiques, qui décrit un Organon long, reprenant le vocabulaire de la Logica d’Alghazali, mais évoque en outre un Organon standard, et également un autre Organon « étendu », la « logique au sens large », comprenant non seulement la grammaire, conformément au format du trivium, mais aussi la poétique (le « trivium quadripartite » que Medieval Commentaries on Aristotle’s Categories, Leiden, 2008 (Brill’s Companions to the Christian tradition, X), p. 73-97 ; « Albert le Grand et le problème du sujet de la science logique », Documenti et studi sulla tradizione filosofica medievale, 22, 2011, p. 301-345, ainsi que l’article d’Aurélien Robert dans le présent volume. 8. Metaphysica, Opera Omnia XVI/2, éd. B. Geyer, Köln, 1964, p. 473, 15-20. 9. Metaphysica, p. 23, 49-53 ; p. 104, 9-18. 10. cf. Albertus Magnus, Super Ethica, I, lectio 2, n. 14, éd. W. Kübel, Opera omnia, t. XIV-1, Münster, 1968-1972, p. 12, 13 ; texte commenté par Aurélien Robert dans sa contribution dans le présent ouvrage (note 33). 11. Voir également Super Ethica, p. 11, 8-17 et surtout p. 307, 74-81. 338 JULIE BRUMBERG-CHAUMONT nous avons déjà mentionné). Dans la paraphrase aux Topiques, une division traditionnelle des syllogismes côtoie une logique générale correspondant au « trivium quadripartite ». La notion de « logique uploads/Philosophie/ brumberg-chaumont2013-julie-brumberg-chaumont-les-divisions-de-la-logique-selon-albert-le-grand-pdf.pdf
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- Publié le Sep 23, 2022
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