Rev. Meta. T. VI. – 1S9S. 27 DE QUELQUES PRÉJUGÉS CONTRE .LAPHILOSOPHIE Dans un
Rev. Meta. T. VI. – 1S9S. 27 DE QUELQUES PRÉJUGÉS CONTRE .LAPHILOSOPHIE Dans une civilisation comme la nôtre, il est inévitable que l'égalité s'étende de la vie politique au domaine des idées. Sur tous les'pro- blèmes, en particulier sur le problème fondamental de notre nature et de notre destinée, chacun se confère à lui-même le droit de sta- tuer. Seulement, comme le droit de juger. n'entraîne pas le pouvoir de comprendre, il est inévitable que le jugement ne soit pas justifié. Alors, parce qu'elles répondent au désir instinctif de la 'foule, des doctrines s'y propagent, suivant lesquelles il n'y aurait pas besoin de justifier rationnellement un jugement, où l'intelligence qui exige un effort et qui devient un privilège apparaît comme suspecte. A ces doctrines on donne le nom de philosophie du sentiment et de philo- sophie de la volonté; on paraît ainsi les mettre sur le même plan que tout autre système de philosophie. Il y a lieu de se demander si cette assimilation est fondée, si elle n'introduit pas, dans la concep- tion même qu'il faut se faire de la philosophie, une confusion funeste au progrès de la vie spirituelle et à l'unité morale de la société. . 'I 1 « Les modes de la pensée, comme l'amour, le désir ou toute autre affection de l'ânie, ne sont pas donnés sans que dans le même indi- vidu ne soit donnée l'idée de la chose qui est aimée, désirée, etc. Mais l'idée peut être donnée, sans qu'aucun autre mode de pensée soit donné. » Suivant cette proposition de Spinoza, seul, dans l'âme humaine, l'acte intellectuel, l'idée, existe d'une façon indépendante, capable de se suffire à soi-même; il précède tout ce qui ressortit à l'ordre du sentiment ou de la volonté, qui le suppose, qui, dans une 402 REVUEDE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. certaine mesure au moins, en est issu. Cette proposition apparaît donc comme la formule très simple, très nette, de la philosophie rationnelle. Or il est remarquable qu'aux yeux de Spinoza ce n'est ni un théorème dont on pourrait critiquer la démonstration, ni un postulat qu'on demeurerait libre de ne pas accepter; c'est un axiome, intelligible de soi, évident de soi. Mais, s'il est aujourd'hui une vérité que les penseurs reconnaissent d'un accord unanime, c'est sans doute celle-ci,: en dehors peut-être du principe d'identité, dont d'ailleurs on ne saurait sans paralogisme tirer autre chose qu'une stérile répétition de lui-même, il n'y a pas en philosophie de proposition en soi incontestable, dont on soit dispensé de faire la preuve; il n'y a pas d'axiome philosophique. Cette vérité s'applique d'une façon toute spéciale à l'axiome spino- ziste. Au premier abord, on admettra sans difficulté que toute incli- nation du sentiment, que tout effort de volonté est lié à un objet, que cet objet doit être préalablement déterminé par l'intelligence. Mais qu'on se souvienne du Parmênide de Platon à cette supposition de Socrate que l'idée pourrait bien être une conception de l'esprit individuel, un fait purement psychique, Parménide répond « Peut- il- y avoir une pensée qui ne soit pas la pensée de quelque chose, et la pensée de quelque chose d'existant?» Pour les deux interlocuteurs, il va de soi que l'âme humaine ne peut contenir aucune notion qui naisse d'elle-même, qui n'implique pas l'existence d'un objet. Or, cette thèse considérée par Platon comme évidente, le progrès de la réflexion idéaliste a conduit à la rejeter; l'idée, en tant qu'acte de l'esprit, est indépendante de toute relation extérieure; elle porte en elle la marque de sa vérité; l'idée n'est unie qu'à l'idée, et cette unification systématique fait de l'ensemble des idées un monde qui se suffit à lui-même. Bien plus, c'est Spinoza qui définitivement accomplit ce progrès; l'autonomie de la pensée par rapport à l'objet est la base de sa philosophie. On concevra donc qu'on puisse prendre vis-à-vis de l'axiome spinoziste une position semblable à celle que Spinoza prend vis-à-vis de l'axiome platonicien s'il n'est pas nécessaire que l'idée soit liée à la détermination de l'objet, il n'est peut-être pas nécessaire non plus que le sentiment ou la volonté soient liés à la détermination de l'idée. n est possible de ne pas admettre le principe du rationalisme phi- losophique en fait, contemporaines du spinozisme ou postérieures à lui, des doctrines se sont constituées qui en contiennent, semble- L. BRUNSCHVIÇG. – PRÉJUGÉS CONTRE LA PHILOSOPHIE. 403 t-il, la négation formelle, qui élèvent au-dessus de la raison théorique le sentiment ou la volonté, qui en proclament la primauté. Non seu- lement ces doctrines émanent de penseurs profonds, de Pascal et de Rousseau, de Kant et de Schopenhauer. Mais elles ont aussi une autorité d'un tout autre ordre; elles ont agi sur l'humanité. Tandis que l'intellectualisme d'un Spinoza, est l'oeuvre d'un solitaire se détachant du monde pour vivre son rêve d'éternité, les philosophies du sentiment ou de la volonté ont eu sur l'évolution de l'humanité une influence qui ne parait pas épuisée. La foi, telle que l'a définie Pascal, la raison du cœur que la raison ne connaît pas, c'a été au xviie siècle, et c'est encore aujourd'hui, le christianisme, dans ce qu'il a d'esprit vivant et efficace. A la fin du siècle dernier, l'idéal de nature, créé par Rousseau, domine l'histoire. De notre temps enfin, le moralisme de Kant et le pessimisme de Schopenhauer ont profondément pénétré dans la conscience publique; ils en marquent en quelque sorte les limites extrêmes. Ce serait méconnaître 'tout le mouvement de la pensée moderne que de poser à titre d'axiome indiscutable la proposition de Spi- noza elle n'est pas évidente. Mais il reste légitime d'en essayer la justification. Pour cela, supposons admise la thèse contraire. Le sen- timent ou la volonté échappent à toute détermination intellectuelle; ils sont donc capables de se déterminer eux-mêmes. Que peut être une pareille détermination? Ce ne sera pas une détermination médiate, car toute médiation implique, à quelque degré que ce soit, une coordination logique, un certain travail de l'intelligence. Il faut alors que la détermination soit immédiate; ce qui revient" à dire qu'elle ne comportera ni preuve ni analyse, mais qu'elle ne laissera pas non plus de place au doute ou à la confusion. Elle devra être hors de toute contestation, etponr cela elle devra être unique. Y a-t-il une philosophie du sentiment, ou bien une philosophie de la volonté, dont on puisse dire qu'elle est unique? Cette question est une question d'histoire. Interrogeons les doctrines dont on se réclame contre la philosophie rationnelle, en lés interprétant d'une façon rigoureuse comme excluant toute intervention de la raison théorique. Ont-elles entendu dans un même sens soit la primauté du sentiment, soit la primauté de la volonté? Comment a-t-on conçu que le sentiment puisse être soustrait à la sphère de l'intelligence? En premier lieu, on reconnaîtra bien que l'intelligence préside au 404 « REV0EDE MÉTAPHYSIQUE ET DÉ MORALE. développement de l'esprit, que nous ne nous attachons d'un attache- ment naturel à rien dont nous n'ayons l'idée, claire ou obscure, dis- tincte ou confuse, que l'homme est fait pour penser. Mais, en dehors de ce qui relève de la nature, n'y a-t-il rien en nous? n'y a-t-il pas un autre point de vue que le point de vue de l'homme? Ce point de vue, il ne dépend pas de nous de nous y placer; il faut, pour cela, une inspiration qui n'a pas son origine erî nous, qui est la grâce même de Dieu. Elle exclut l'œuvre de la raison qui introduirait ici ses procédés habituels et rétablirait une commune mesure entre l'homme et Dieu. Le Médiateur seul comprend la médiation, car seul il l'opère. La charité, entendue non au sens actuel du mot comme une affection qui unit l'homme à l'homme, mais au sens chrétien comme une vertu théologale, détachement des créatures, amour unique et exclusif de Dieu, se crée à elle-même son objet. Dieu n'est connu ni des géomètres, ni des philosophes; toute tenta- tive de définition rationnelle implique l'athéisme; l'orgueil du logi- cien qui méprise l'absurdité est une « superbe diabolique ». Mais 'celui-là « connaît », qui a renoncé à voir par les yeux de l'esprit. La religion est Dieu sensible au cœur ». Ainsi le sentiment est indépendant de l'intelligence, parce que l'intelligence est dans la nature, et que le sentiment s'oppose à la nature. Mais la thèse inverse a été soutenue aussi le sentiment est indépendant de l'intelligence, parce que le sentiment est conforme à la nature et que l'intelligence est contraire à la nature. La réflexion serait alors quelque chose d'artiticiel qui s'introduirait dans l'acti- vité spontanée de l'homme, et la ferait dévier hors de son dévelop- pement normal. La réflexion serait due a une influence étrangère; elle serait le résultat de la vie sociale. Si nous nous débarrassons de toutes les idées parasites que la civilisation a introduites en nous, si nous nous reconquérons nous-mêmes et redevenons de purs indi- vidus, alors nous retrouvons 'en nous les vrais sentiments de la nature. Nous ne les analysons pas, nous ne les définissons pas, nous ,ne les discutons pas. uploads/Philosophie/ brunschvicg-de-quelques-prejuges-contre-la-philosophie.pdf
Documents similaires
-
18
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 21, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.2348MB