ANTHROPOLOGIE DE LA VIOLENCE DANS LA FRANCE MODERNE (XVe-XVIIIe SIECLE) L'homme

ANTHROPOLOGIE DE LA VIOLENCE DANS LA FRANCE MODERNE (XVe-XVIIIe SIECLE) L'homme en societe est-il ou non capable de se passer de la violence dans ses rapports avec les autres ? Le discours securitaire qui envahit les societes occidentales dans les annees 1980 ne le pretend certes pas, mais il repose assurement sur un postulat implicite, scion lequel fordre ideal, exempt d'agressions contre les personnes, peut etre atteint par une politique adequate. Or la violence est proprement inherente ä toutes les formations sociales, qu'elles soient animales ou humaines. Elle n'y prend d'ailleurs pas une forme unique et permanente et n'engendre pas obligatoirement un profond sentiment d'insecurite pour ceux qui la subissent ou qui la voient s'exprimer. En d'autres termes, eile n'est pas systematiquement et totalement reliee ä la notion de criminalite, ne serait-ce qu'ä cause de la tres lente emergence du droit penal, en France par exemple, entre le milieu du xiit° siècle et la fin du xvin- siècle'. Considerer le phenomene ä la lumiere de la seule criminologie, qui plus est, se revele reducteur. L'excellente mise au point de Philippe Robert et de Rene Levy 2 n'echappe pas ä ce defaut en decrivant successivement un « proto-penal » de 1'epoque moderne et une construction penale achevee ä partir du xIx° siècle. La philosophie sous-jacente ä cette etude transforme la criminologie en formation autonome, dont eile decrit successivement les debuts laborieux puis la maturite triomphante, alors que cette science humaine fait partie integrante d'une societe nouvelle 1. Philippe ROBERT, Rend LEvy, « Histoire et question penale », Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XXXII, juil.-sept. 1985, p. 483. 2. Ibid., p. 481-526, avec une importante bibliographie. Revue de synthese : IV° S. N° 1, janv.-mars 1987. 32 REVUE DE SYNTHESE: IV' S. N° 1, JANVIER-MARS 1987 et modernisee, singulierement differente de celle du Moyen Age ou des xvi', XVII° et XVIII° siecles. Dans ces conditions, les questions posees par les historiens de la criminalite qui se reclament implicitement d'une meme ideologie du progres ne me semblent pas exactement correspondre aux realites passees, que ce soit la these du passage de la violence au vol', ou celles qui assignent au « systeme » penal d'Ancien Regime des finalites dissuasives... ä 1'egard du plaignant 4 . Pour etre saisie de maniere plus complete et plus globale, la violence doit etre I'objet d'une veritable anthropologie. Qu'est-elle, tout d'abord ? Quels sont ses liens avec l'agressivite ? Seule une approche attentive aux apports des diverses sciences humaines peut permettre de mieux definir ce concept flou, en montrant qu'il ne s'agit ni d'un fait intangible, ni d'une peau de chagrin qui se reduirait lentement sous l'effet des progres de l'esprit humain, selon l'illusion philosophique heritee des Lumieres, mais bien d'un phenomene eminemment modifiable, susceptible de s'adapter ä des « niches culturelles » differentes S. Les fonctions de la violence, pour parler de maniere quelque peu desuete, sont ä la fois multiples et changeantes, comme la societe qui les porte. La France et les provinces francophones des Pays-Bas du sud fournissent precisement un terrain d'enquete privilegi6 ä ce sujet, entre la fin du Moyen Age et la Revolution de 1789, en attendant que d'autres chercheurs appliquent Ia theorie ä differents pays europeens : la violence y fait partie de la sociabilite « normale » au debut de la periode, assurant un role de regulation sociale des desordres lies ä l'agressivite enracinee en chaque individu. Une lente evolution aboutit peu ä peu ä la criminaliser, modifiant ainsi la nature des sources repressives et donnant l'illusion d'une decroissance de l'agres- sivite, alors qu'il s'agit concurremment d'une modification du regard de ceux qui enregistrent les faits et d'une desynchronisation qui s'instaure de facon feutree entre 1'ancienne brutalite des meeurs et les nouvelles normes sociales. 3. Bernadette BOUTELET, « Etude par sondage de la criminalite dans le bailliage de Pont-de-('Arche (xvii..xvit[. si8cles) : de la violence au vol ; en marche vers 1'escro- querie », Annales de Normandie, t. XII, 1962, p. 235-262. L'idee a ete reprise par Pierre CHAUNu et dbveloppee par ses blbves : voir ä ce sujet Andre ABBIATECI, Francois BILLACOIS, et a!., Crimes et criminalite en France, 17e-18e siPcles, Paris, A. Colin, 1971, p. 266. On en trouve egalement 1'bcho dans Emmanuel LE RoY LADURIE, « La dbcroissance du crime.., au xviu' siècle : bilan d'historiens », Contrepoint, t. 9, 1973, p. 227-233. 4. Ph. ROBERT, R. Ltvy, art. cit. supra n. 1, p. 499-500. 5. Henri LABORIT, L'Agressivite detournee. Introduction d une biologie du compor- tement social, Paris, U.G.E., 1970, parle quant ä lui de « niche environnementale », p. 154 et p. 156, pour montrer l'importance du milieu social. R. MUCHEMBLED : ANTHROPOLOGIE DE LA VIOLENCE 33 APPROCHES ANTHROPOLOGIQUES DE LA VIOLENCE Ambigu, flou et fluide, le concept de violence merite d'autant plus une analyse precise qu'il se situe au confluent des sciences humaines et qu'il vehicule des charges emotives puissantes dans le discours contemporain sur la securite 6. Psychanalyse, sociologie religieuse, biologie et etho- logie ont notamment des choses ä reveler sur le phenombne, pour aboutir ä une definition capitalisant les apports principaux de ces sciences en termes d'anthropologie historique, avant de verifier le modele sur le « terrain » de la France d'Ancien Regime. Erich Fromm, en premier lieu, situe clairement le probleme sur le plan de la psychanalyse et de la philosophie. Il distingue « diverses formes de violence », selon les motivations inconscientes respectives des acteurs, en les classant sur une echelle graduee du plus normal au plus patho- logique'. Un premier ensemble comprend les comportements agressifs qui sont au service de la vie et non pas de la mort, que leur mise en oeuvre se fasse de manibre concrete ou simplement symbolique : la violence dans le jeu ; la violence reactionnelle, la plus commune sans doute, qui nait de la peur, de la frustration, de l'envie ou de la jalousie et qui vise ä assurer la conservation de l'existence ; suivent celles qui sont inspirees par le desir de vengeance,l'ecroulement des esperances, la perte de foi en la vie, toutes contenant des doses de pathologie et formant la transition avec le deuxieme groupe. Oriente par des pulsions de mort, cc dernier comprend la violence compensatoire, marquee par la force brutale servant de « substitut ä l'activite productrice chez les individus frappes d'impuissance » 8 ; le sadisme, expression d'une volonte d'emprise absolue sur un etre ; la soif de sang d'ordre archaique qui produit l'ivresse du meurtre. Cette typologie est basee sur un jugement moral explicite. La violence est au coeur de l'homme, comme le Bien et le Mal 9. Mais elle n'est pas seulement reliee au second principe. La lecon interesse l'historien des societes, bien qu'il lui faille depasser, voire meme contredire, la methode psychanalytique sur laquelle eile se fonde, pour atteindre, au-delä des individus qui ont permis d'etablir une telle nomenclature, les groupes auxquels ils appartiennent. Passant ainsi de 1'inconscient individuel aux cultures collectives, le chercheur peut rendre operatoire la distinction 6. Le Monde diplomatique de mai 1986 a consacre un remarquable dossier, p. 15-30, ä « Violences et d6lire s6curitaire ». 7. Erich FROMM, Le Coeur de l'homme. Se propension au bien et au mal, Paris, Payot, 1979, p. 23-42. 8. Ibid., p. 33. 9. Ibid., p. 212-215 en particulier. 34 REVUE DE SYNTHESE: IV' S. N° 1, JANVIER-MARS 1987 globale suggeree par E. Fromm entre deux grands types de violence, ä condition de ne pas chercher l'origine de la difference dans la sphere morale mais dans la dynamique des societes. Seduisante mais moins fertile se revele etre la theorie emise par Rene Girard. Selon lui, le « religieux vise toujours ä apaiser la violence, ä 1'empecher de se dechainer [...], dit vraiment aux hommes ce qu'il faut faire et ne pas faire pour eviter le retour de la violence destructrice » 10. Ainsi, en cas de « desintegration conflictuelle du religieux » toute communaute recherche-t-elle une victime emissaire, interieure ou non au groupe, dont le sacrifice permet de retablir l'ordre perturbe ". Cette sociologic religieuse intemporelle postule obscurement la fixite ä la fois biologique et mentale de I'homme. Elle accorde la primaute au phenomene religieux, mais en oubliant que celui-ci ne peut pas etre detache du contexte social et politique dans lequel se meut une societe donne. Elle se trouve de ce fait particulierement inadaptee au cas des civilisations complexes, comme celle de la France moderne, par exemple, bien qu'elle puise sa source dans une meditation sur le christia- nisme ä travers les siecles et qu'elle aboutisse ä une formulation morale peremptoire sur la nature humaine et sur celle du sacre. Biologiste, Henri Laborit pose ä sa maniere une question identique. II conclut A une certain fixite humaine, notamment en ce qui concerne les mecanismes fondamentaux regissant I'agressivite : « Nous avons vu qu'elle met en jeu essentiellement 1'hypothalamus, le cerveau le plus ancien, que nous avons decrit comme le cerveau reptilien. Sa finalite est la survie de l'organisme dans son ensemble, au prix d'une uploads/Philosophie/ muchembled-1987.pdf

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