Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et p

Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique L'idée de progrès et la relativité du savoir humain selon Xénophane Monsieur Daniel Babut Citer ce document / Cite this document : Babut Daniel.Babut Daniel. L'idée de progrès et la relativité du savoir humain selon Xénophane. In: Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994) Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1994. pp. 157-168. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, 24); http://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_1994_ant_24_1_1355 Document généré le 07/05/2016 Revue de Philologie, 5 1 , 1 977 157 L'IDEE DE PROGRÈS ET LA RELATIVITÉ DU SAVOIR HUMAIN SELON XÉNOPHANE (Fragments 18 et 38 D-K) Le fragment 18 de Xénophane nous est connu par Y Anthologie de Stobée, qui le cite deux fois (I, 8, 2, p. 94, 1-2 Wachsmuth, ΓΙΙ, 29, 41, p. 635, 11-12 Hense), avec une seule variante qui n'affecte pas gravement le sens : Οοτοι άπ' άρχης πάντα θεοί θνητοΐσ' υπέδειξαν [παρέδειξαν dans la première citation], άλλα χρόνίρ ζητοΰντες έφευρίσκουσιν άμεινον. A première vue, le sens de la phrase paraît clair, et son interprétation ne semble pas rencontrer de difficulté majeure. Pour la plupart des commentateurs, nous aurions là l'affirmation d'une évolution progressive de l'humanité à, partir d'une série de découvertes (ευρήματα) qui jalonneraient son histoire. On a suggéré, en particulier, le rapprochement avec le fragment 4, d'après lequel Xénophane faisait état de la découverte de la monnaie, attribuée aux Lydiens (cf. Hérodote Γ, 94) \ On a pensé aussi à, une polémique sous-jacente visant certaines conceptions du devenir de l'humanité, par exemple celle d'une décadence progressive des sociétés humaines à partir d'un âge d'or originel, à, laquelle serait implicitement opposée l'idée d'un développement de la civilisation semblable à celui qui est décrit dans le livre V de Lucrèce 2. Parallèlement on a évoqué, à propos du fragment, les deux visions concurrentes de l'histoire de l'humanité que nous offre la pensée antique : d'un côté, la vision régressive et pessimiste qui suppose la supériorité des premiers âges sur ce qui a suivi, à la fois sur le plan matériel et sur le plan moral ; de l'autre, la conception progressiste et optimiste selon laquelle les premiers hommes auraient au contraire vécu dans des conditions précaires, au milieu d'une nature hostile, qu'ils auraient domestiquée petit à petit, à force de travail et d'ingéniosité, tout en 1. Cf. par exemple, O. Gigon, dans Entretiens sur l'Antiquité classique, I, Vandœuvres- Genève, 1954, p. 161 ; A. Piatkowski, Studii Clasice, 14 (1972), p. 33. 2. Cf. P. Albertelli, GUEleati, frammenti e testimonianze, Bari, 1939, p. 69, n. 1 ; A. Lumpe Die Philosophie des X. von Kolophon, München, 1952, p. 45, tous deux cités par G. Reale, dans E. Zeller-R. Mondolfo, La filosofia dei Greci nel suo sviluppo storico, I, 3, Firenze, 1967, p. 147. 15 1 5 8 Présocratiques 218 D. BABUT progressant parallèlement dans les domaines moral, social et politique. En mettant ici l'accent sur le rôle de l'homme et de sa recherche patiente d'une vie meilleure, Xénophane préfigurerait en quelque façon l'éloge de l'ingéniosité et de la persévérance humaines contenu dans un célèbre chœur de V Antigone de Sophocle (v. 332 sq.), ou encore les descriptions de l'ascension de l'humanité que nous fournissent le Prométhée d'Eschyle (v. 442 sq.) et le mythe du Protagoras de Platon (320 c sq.)3. Dans cette perspective, Xénophane devrait être regardé comme le premier témoin, dans l'histoire de la pensée grecque, de l'idée de progrès 4. Derrière les deux vers de notre fragment, on pourrait percevoir une polémique implicite contre les mythes traditionnels concernant les divinités dispensatrices des bienfaits de la civilisation (Athéna, Héphaïstos, Demeter, Dionysos)5. Cette interprétation a cependant été contestée par plusieurs savants, avec des arguments différents. On a fait remarquer, en particulier, qu'elle reviendrait à attribuer à Xénophane une théorie anthropocentrique de la civilisation6. Xénophane serait censé soutenir que les hommes ne sont pas redevables aux dieux des améliorations de leur mode de vie, qu'ils ont dû les découvrir par leurs propres efforts. Or une telle perspective serait tout à fait inconciliable avec la religiosité d'un auteur qui recommandait, à la fin d'une élégie, θεών προμηθείην αίέν έχειν άγαθήν (cf. fr. 1, 24) 7. Son argument ne peut donc reposer sur une opposition entre θεοί υπέδειξαν et θνητοί έφευρίσκουσιν, mais s'appuie, en réalité, sur une autre opposition, celle qu'on aperçoit entre άπ' αρχής πάντα et χρόνω... άμεινον. Il en résulterait que pour lui enseignement ou révélation divine et découverte humaine n'étaient pas exclusives l'une de l'autre, mais constituaient les aspects complémentaires d'un même processus8. On a contesté, par ailleurs, la traduction généralement admise du verbe υπέδειξαν, que tous les éditeurs ont préféré, sans doute à bon droit, à παρέ- δειξαν. Diels rendait ce verbe, dans les Poetarum Philosophorum Fragmenta, par « occulta monstraverunt », ce qui paraît bien correspondre à des emplois comme Hérodote I, 32, πολλοϊσι γαρ δή ύποδέξας βλβον ό θεός προρρίζους ανέτρεψε, ou Nicomaque, fr. 1, 1 (Kock), υποδεικνύεις μέν ήθος άστεΐον. Mais M. Untersteiner9, se référant à F. Pfister10, soutient que le mot im- 3. Cf. W. K. C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, I, Cambridge, 1962, p. 399-400. 4. Cf. L. Edelstein, The Idea of Progress in Classical Antiquity, Baltimore, 1967, p. 3 sq. 5. Cf. Ε. Zeller-W. Nestle, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, V, Leipzig, 1923, p. 673, n. 1 ; J. H. Loenen, Mnemosyne, s. 4, 9 (1956), p. 136. Comparer Diogène d'Oinoanda, fr. 10, col. II, 4-11 (Chilton), et le commentaire de C. W. Chil- ton, Oxford, 1971, p. 54. 6. Cf. par exemple, A. Piatkowski, Les concepts de « civilisateur » et de « civilisation » dans la pensée des Grecs anciens, Studii Clasice, 14 (1972), p. 33 et 38. 7. Sur le texte et l'interprétation de ce vers, voir mon article Xénophane critique des poètes, L'Antiquité classique, 43 (1974), p. 96 sq. 8. Cf. W. J. Verdenius, Xenophanes frag. 18, Mnemosyne, s. 4, 8 (1955), p. 221, et n. 1, qui cite Lumpe (cf. ci-dessus, n. 2), p. 45 : « Selbstverständlich hat er das Finden der Menschen durch ihr eigenes Suchen letzlich auch auf die Lenkung der Gottheit zurückgeführt. » 9. Senofane, testimonianze e frammenti,, Firenze, 1955, p. ccxxxiv. 10. R. E., Suppl. 4, 1924, col. 339. RPh, 51,1977 159 l'idée de progrès selon xénophane 219 plique l'idée d'une révélation proprement religieuse, ce qui conférerait à la phrase une portée sensiblement différente, correspondant à, la paraphrase suivante : les dieux n'ont pas tout révélé aux hommes dès le début de leur histoire, mais ceux-ci trouvent petit à, petit ce qui est mieux, et qui vient s'ajouter à ce qui avait fait l'objet de la révélation divine. Les découvertes humaines ne s'opposeraient plus, mais viendraient plutôt compléter le don divin. Mais cette seconde interprétation ne semble pas non plus à l'abri de tout reproche. D'abord parce qu'elle s'appuie sur une conception de la personnalité et de la pensée de Xénophane qui, pour être traditionnelle, ne s'impose cependant pas avec évidence u. Ensuite et surtout parce qu'elle se heurte à plusieurs objections graves. 1. Que les découvertes humaines doivent ou non être regardées comme le complément de la révélation divine, dans un tel énoncé, ne dépend pas de la nuance qu'y prend le verbe υπέδειξαν, mais de l'articulation des deux propositions qui composent la phrase : pour justifier la lecture proposée, il faudrait plutôt ηυ,'εφευρίσχειν répondît au premier verbe avec le sens de « trouver en sus », « ajouter la découverte de ». Rien ne prouve qu'il en soit ainsi 12. 2. Cette interprétation exigerait, en outre, que la négation ούτοι portât sur πάντα, et non sur l'ensemble de la proposition, pour que l'on puisse comprendre « ce ne sont pas toutes les choses que les dieux ont révélées dès le début aux mortels ». Mais dans ce cas, on attendrait πάντα tout de suite après la négation, comme par exemple dans Iliade 4, 29, οοτοι πάντες έπαινέομεν θεοί άλλοι13. 3. La structure et le contenu de la phrase contredisent l'explication proposée. Non seulement, en effet, on n'y trouve pas un mot qui permette de dire que les découvertes humaines y sont conçues comme subordonnées à la direction ou à l'inspiration divine 14, mais άμεινον semble même impliquer le contraire — une sorte de supériorité des premières sur la seconde, qui serait tout à, fait inconciliable avec .une interprétation religieuse du fragment. Bien plus : la structure de la phrase suggère que les dieux ne jouent, en l'occurrence, qu'un rôle secondaire dans la pensée de Xénophane. Le sujet réel du second verbe, έφευρίσκουσιν, est évidemment θνητοί15, mais il est important de remarquer que ce sujet reste implicite, 11. Voir l'article cité dans la note 7, et Sur la théologie de Xénophane, Reçue philosophique, 1974, 4, p. 401-440. Voir également J. H. Loenen, In defence of the traditional interpretation of Xenophanes frag. 18, Mnemosyne, s. 4, 9 (1956), p. 135-136. 12. Cf. Liddell-Scott- Jones, s. v., I, 2, uploads/Philosophie/ l-x27-idee-de-progres-et-la-relativite-du-savoir-humain-selon-xenophane 1 .pdf

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