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Qu’est-ce que la psychologie? 1 Georges Canguilhem [View a facsimile of the original article as a PDF] Contents I. La psychologie comme science naturelle II. La psychologie comme science de la subjectivité A - La physique du sens externe - B - La science du sens interne - C - La science du sens intime - III. La psychologie comme science des reactions et du comportement [77] La question “Qu’est-ce que la psychologie?” semble plus gênante pour tout psychologue que ne l’est, pour tout philosophe, la question “Qu’est- ce que la philosophie?”. Car pour la philosophie, la question de son sens et de son essence la constitue, bien plus que ne la définit une réponse à cette question. Le fait que la question renaisse incessamment, faute de réponse satisfaisante, est, pour qui voudrait pouvoir se dire philosophe, une raison d’humilité et non une cause d’humiliation. Mais pour la psychologie, la question de son essence ou plus modestement de son concept, met en question aussi l’existence même du psychologue, dans la mesure où faute de pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est, il lui est rendu bien difficile de répondre de ce qu’il fait. Il ne peut alors chercher que dans une efficacité toujours discutable la justification de son importance de spécialiste, importance dont il ne déplairait pas absolument à tel ou tel qu’elle engendrât chez le philosophe un complexe d’infériorité. En disant de l’efficacité du psychologue qu’elle est discutable, on n’entend pas dire qu’elle est illusoire; on veut simplement remarquer que cette efficacité est sans doute mal fondée, tant que preuve n’est pas faite qu’elle est bien due à l’application d’une science, c’est-à-dire tant que le statut de la psychologie n’est pas fixé de telle façon qu’on la doive tenir pour plus et mieux qu’un empirisme composite, littérairement codifié aux fins d’enseignement. En fait, de bien des travaux de psychologie, on retire l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle. Philosophe sans rigueur, parce qu’éclectique sous prétexte d’objectivité; éthique sans exigence, parce qu’associant des expériences éthologiques elles-mêmes sans critique, celle du confesseur, de l’éducateur, du chef, du juge, etc.; médecine sans contrôle, puisque des trois sortes de maladies les plus inintelligibles et les moins curables, maladies de la peau, maladie des nerfs et maladies mentales, l’étude et le traitement des deux dernières ont fourni de toujours à la psychologie des observations et des hypothèses. [78] Donc il peut sembler qu’en demandant “Qu’est-ce que la psychologie?” on pose une question qui n’est ni impertinente ni futile. On a longtemps cherché l’unité caractéristique du concept d’une science dans la direction de son objet. L’objet dicterait la méthode utilisée pour l’étude de ses propriétés. Mais c’était, au fond, limiter la science à l’investigation d’un donné, à l’exploration d’un domaine. Lorsqu’il est apparu que toute science se donne plus ou moins son donné et s’approprie, de ce fait, ce qu’on appelle son domaine, le concept d’une science a progressivement fait davantage état de sa méthode que de son objet. Ou plus exactement, l’expression “objet de la science” a reçu un sens nouveau. L’objet de la science ce n’est plus seulement le domaine spécifique des problèmes, des obstacles à résoudre, c’est aussi l’intention et la visée du sujet de la science, c’est le projet spécifique qui constitue comme telle une conscience théorique. A la question “Qu’est-ce que la psychologie?”, on peut répondre en faisant paraître l’unité de son domaine, malgré la multiplicité des projets méthodologiques. C’est à ce type qu’appartient la réponse brillamment donnée par le Professeur Daniel Lagache, en 1947, à une question posée, en 1936, par Edouard Claparède. 2 L’unité de la psychologie est ici cherchée dans sa définition possible comme théorie générale de la conduite, synthèse de la psychologie expérimentale, de la psychologie clinique, de la psychanalyse, de la psychologie sociale et de l’ethnologie. A bien regarder pourtant, on se dit que peut-être cette unité ressemble davantage à un pacte de coexistence pacifique conclu entre professionnels qu’à une essence logique, obtenue par la révélation d’une constance dans une variété de cas. Des deux tendances entre lesquelles le Professeur Lagache cherche un accord solide: la naturaliste (psychologie expérimentale) et l’humaniste (psychologie clinique), on a l’impression que la seconde lui paraît peser d’un poids plus lourd. C’est ce qui explique sans doute l’absence de la psychologie animale dans cette revue des parties du litige. Certes, on voit bien qu’elle est comprise dans la psychologie expérimentale - qui est en grande partie une psychologie des animaux - mais elle y est enfermée comme matériel à quoi appliquer la méthode. Et en effet, une psychologie ne peut être dite expérimentale qu’en raison de sa méthode et non en raison de son objet. Tandis que, en dépit des apparences, c’est par l’objet plus que par la méthode qu’une psychologie est dite clinique, psychanalytique, sociale, ethnologique. Tous ces adjectifs sont indicatifs d’un seul et même objet d’étude: l’homme, être loquace ou taciturne, être sociable ou insociable. Dès lors, peut-on rigoureusement parler d’une théorie [79] générale de la conduite, tant qu’on n’a pas résolu la question de savoir s’il y a continuité ou rupture entre langage humain et langage animal, société humaine et société animale? Il est possible que, sur ce point, ce soit non à la philosophie de décider, mais à la science, en fait à plusieurs sciences, y compris la psychologie. Mais alors la psychologie ne peut pas, Concept and Form: The Cahiers pour l’Analyse and Contemporary French Thought Georges Canguilhem: Qu’est-ce que la psychologie? - Cahiers pour l’... http://cahiers.kingston.ac.uk/vol02/cpa2.1.canguilhem.html 1 sur 6 23/09/2018 à 22:17 pour se définir préjuger de ce dont elle est appelée à juger. Sans quoi, il est inévitable qu’en se proposant elle-même comme théorie générale de la conduite, la psychologie fasse sienne quelque idée de l’homme. Il faut alors permettre à la philosophie de demander à la psychologie d’où elle tient cette idée et si ce ne serait pas, au fond, de quelque philosophie. Nous voudrions essayer, parce que nous ne sommes pas un psychologue, d’aborder la question fondamentale posée par une voie opposée, c’est- à-dire de rechercher si c’est ou non l’unité d’un projet qui pourrait conférer leur unité éventuelle aux différentes sortes de disciplines dites psychologiques. Mais notre procédé d’investigation exige un recul. Chercher en quoi des domaines se recouvrent peut se faire par leur exploration séparée et leur comparaison dans l’actualité (une dizaine d’années dans le cas du Professeur Lagache). Chercher si des projets se rencontrent demande que l’on dégage le sens de chacun d’eux, non pas quand il s’est perdu dans l’automatisme de l’exécution, mais quand il surgit de la situation qui le suscite. Chercher une réponse à la question “Qu’est-ce que la psychologie?” devient pour nous l’obligation d’esquisser une histoire de la psychologie, mais, bien entendu, considérée seulement dans ses orientations, en rapport avec l’histoire de la philosophie et des sciences, une histoire nécessairement téléologique, puisque destinée à véhiculer jusqu’à la question posée le sens originaire supposé des diverses disciplines, méthodes ou entreprises, dont la disparate actuelle légitime cette question. I. La psychologie comme science naturelle Alors que psychologie signifie étymologiquement science de l’âme, il est remarquable qu’une psychologie indépendante soit absente, en idée et en fait, des systèmes philosophiques de l’antiquité, où pourtant la psyché, l’âme, est tenue pour un être naturel. Les études relatives à l’âme s’y trouvent partagées entre la métaphysique, la logique et la physique. Le traité aristotélicien De l’Ame est en réalité [80] un traité de biologie générale, l’un des écrits consacrés à la physique, D’après Aristote, et selon la tradition de l’Ecole, les Cours de philosophie du début du XVIIe siècle traitent encore de l’âme dans un chapitre de la Physique. 3 L’objet de la physique c’est le corps naturel et organisé ayant la vie en puissance, donc la physique traite de l’âme comme forme du corps vivant, et non comme substance séparée de la matière. De ce point de vue, une étude des organes de la connaissance c’est-à-dire des sens extérieurs (les cinq sens usuels) et des sens intérieurs (sens commun, fantaisie, mémoire), ne diffère en rien de l’étude des organes de la respiration ou de la digestion. L’âme est un objet naturel d’étude, une forme dans la hiérarchie des formes, même si sa fonction essentielle est la connaissance des formes. La science de l’âme est une province de la physiologie, en son sens originaire et universel de théorie de la nature. C’est à cette conception antique que remonte, sans rupture, un aspect de la psychologie moderne: la psycho-physiologie - considérée longtemps comme psycho-neurologie exclusivement (mais aujourd’hui, en outre, comme psycho-endocrinologie) - et la psychopathologie comme discipline médicale. Sous ce rapport, il ne parait pas superflu de rappeler qu’avant les deux révolutions qui ont permis l’essor de la physiologie moderne, celle de Harvey et celle de Lavoisier, une révolution de non moindre importance que la théorie de la circulation ou de la respiration est due à Galien, lorsqu’il établit, cliniquement et expérimentalement après les médecins de l’Ecole d’Alexandrie, Hérophile et Erasistrate, uploads/Philosophie/ canguilhem-psychologie.pdf
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- Publié le Oct 20, 2022
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