JEAN-ANDRÉ NISOLE IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES Les Nouveaux Cahie
JEAN-ANDRÉ NISOLE IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES Les Nouveaux Cahiers Ortmann no 12 2013 IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 2 Cette conférence a été donnée au SÉMINAIRE SUR L’HISTOIRE DE L’ÂME EN OCCIDENT, le 26 avril 2013. Le séminaire fut créé en 2008 par CLAUDE GAGNON, penseur dans un monde qui semble ne plus vouloir penser (à l’époque de Heidegger, le monde « ne pensait pas encore »)... Il se tient au monastère St-Albert-le-Grand de la côte Ste-Catherine, à Montréal. Je remercie chaleureusement M. Gagnon, qui m’a permis d’y participer. Merci aussi aux Pères dominicains, qui nous accueillent. IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 3 IL N’Y A PAS D’ÂME, D’ÂTMAN, DISENT LES BOUDDHISTES… 1. – Comprendre le bouddhisme – est-ce comprendre le Buddha, à sa- voir sa personne et son enseignement ? Sans doute, MAIS... Je respecte ici la graphie du sanskrit (langue du Buddha) et celle du pâli (langue de transmission des sûtra). Je ne mets pas de pluriel français (ou anglais) en s aux mots sanskrits, les laissant invariés. Comprendre le christianisme est-ce comprendre le Christ, Iéshoua’ ben Miriâm (bien plus que ben Iosef), Jésus ? Certainement – MAIS… Même si le christianisme, particulièrement en sa forme catholique romai- ne, est devenu une doctrine codifiée, dogmatisée – marquée, hélas, par ce que Florensky appelle un « fanatisme de la canonicité » –, nous voyons de grands, d’immenses penseurs chrétiens, « catholiques », parler peu du Christ, dans leurs meilleurs textes, préférant leur propre expérience de Dieu, de l’Un. La critique de la « canonicité » est tirée de Paul (Pavel) FLORENSKY, La colonne et le fondement de la vérité (Stolp i utvernzhdenie istiny, 1912, 1914), Au Lecteur (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994). Dieu intérieur, personnel, pour AUGUSTIN (354-430)... Même son illustre prédécesseur, PAUL (c.10-c.63) fait une expérience personnelle du Christ, une expérience « hors Évangile ». Et toutes ses Lettres, ses « Épitres », constituent presque un nouvel Évangile... Voir Romano GUARDINI, L’image de Jésus-Christ dans le Nouveau Testament (Das Bild von Jesus, dem Christus, im Neuen Testament, 1953), Paris, Le Seuil, 1969. Guardini n’est évidemment pas aussi explicite que je ne le suis ici, mais presque... BERNARD DE CLAIRVAUX (1090-1153), lui, emplit certes ses textes de toute la Bible – rhapsodie émerveillante ! Toutefois, il ressemble à un tisse- IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 4 rand qui emprunterait tous les motifs possibles pour les incorporer à sa propre trame, celle qu’il a tissée lui-même... Et le plus grand, sans doute, des Dominicains, MEISTER ECKHART (v.1260 – 1327/28), dont nous a si bien parlé Martin Laramée ! Son enseignement (non universitaire) n’est pratiquement qu’une aventure intérieure, presque totalement « hors Évangile » ! D’où son universalité incomparable – et l’admiration qu’il suscita chez le grand penseur bouddhiste que fut Daisetsu Teitaro Suzu- ki (1870-1966)... Voir Daisetz (orthographe conventionnelle) Teitaro SUZUKI (1957), Mysticism : Christian and Buddhist (Abingdon, Routledge, 2008). Dès lors, le rapport du bouddhisme au Buddha est encore plus ambigu ou plus problématique que celui du christianisme au Christ, quand on sait que le bouddhisme refuse tout dogme et tout Livre de Révélation (à l’instar des Veda ou de la Bible). Quand on sait qu’il prône une Liberté absolue – qui n’est évidemment pas un free-for-all ! Et quand on sait encore que le Buddha dont nous parlons, « notre Buddha », le Buddha Śâkyamuni, n’est qu’UN Buddha parmi un nombre incalculable de Bud- dha... Śâkyamuni, littéralement : « le silence – donc : le sage – [du clan] des Śâkya ». Notons au passage que l’on peut parler d’une énigme des dates pour l’existence du Śâkyamuni. Selon différents calculs possibles, la tradition indienne a proposé comme date de naissance : ~852, ~652, ~623, ~558, ~552, ~353, ~252... Il n’y a pas actuellement de datation définitive. Voir par exemple Heinz BECHERT (ed.,) The Dating of the Histori- cal Buddha / Die Datierung des historischen Buddha, Abhandlun- gen der Akademie der Wissenschaften, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991-92 (2 volumes). L’École française d’Extrême-Orient, très fiable, accepte majoritairement la datation de Renou et Filliozat, qui coïncide avec la datation « longue » des chronologies anciennes, à savoir : ~558-~478, à quelques années près, selon les chercheurs. Nous devons donc garder à l’esprit cette distance de la pensée d’avec le fondateur, distance qui est essentiellement liberté spirituelle – liberté de IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 5 l’esprit, de la conscience, de l’âme... Bien entendu, cette contradiction, plus justement : cette ANTINOMIE (au sens de Serge Boulgakov plutôt que de Kant) n’est ici que désignée. Pour désigner la lune, disent les boud- dhistes, un doigt est nécessaire – malheur à qui confond la lune avec le doigt ! Sergueï Boulgakov (†1944), nous rappelle que l’antinomie diffère de la contradiction logique ou dialectique : « Une antinomie ad- met simultanément la vérité de deux assertions logiquement incom- patibles, mais ontologiquement toutes deux nécessaires ». Elle at- teste donc « l’existence d’un mystère au delà duquel la raison humaine ne peut pénétrer ». Ce mystère est toutefois appréhendé et actualisé par une expérience de type religieux. Voir Serge BOULGAKOV, La Sagesse de Dieu – résumé de sophiologie (trad. d’après l’original russe, inédit, 1937), chap. III, note 36 (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983). Le fondateur de notre philosophie universitaire contemporaine, Kant, donne un sens différent, « étréci », à l’antinomie. Voir J.-A. NISOLE, Regards sur la Philosophie, Regard 1, De l’antinomie (les Nouveaux Cahiers Ortmann, no 4, 2010, disponible par internet). 2. – Le bouddhisme est-il une religion ? La question s’impose aux Occidentaux, qui sont adeptes de l’analyse séparative ! Et spécialement dans un séminaire philosophique... Évitant les longs développements inopportuns, je dirais que le bouddhisme est, selon les concepts occiden- taux, une RELIGION, une PHILOSOPHIE et une ÉPISTÉMOLOGIE. Nous sommes obligés de réunir ici ce que des siècles de pensée occidentale ont soi- gneusement séparé... Mais alors, le bouddhisme manquerait-il de rigueur ? Serait-il « syncréti- que » ? (Pour utiliser un terme distingué dont je n’ai jamais très bien compris ce qu’il recouvrait...) Au contraire ! Le bouddhisme est sans cesse « épistémologique », auto- critique ! Mais alors, encore une fois, comment unir religion et philoso- phie ? C’est bien plus facile qu’on ne le croit, si l’on se rappelle qu’il n’y a ni dogme ni livre sacré dans le bouddhisme… IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 6 Si l’on devait le caractériser D’UN MOT, ce serait celui que Nieztsche s’ap- pliqua à lui-même : PSYCHOLOGIE ! « Mais il s’agit d’une tout autre psychologie que celle enseignée dans nos universités par "des apprentis serruriers1", bardés de diplômes. Il s’agit de cette grande et noble psychologie inaugurée, à l’ère moderne, par Nietz- sche, et qui ne saurait être enfermée dans un traité. Lui, le philosophe in- classable, iconoclaste, disait noblement : "Für uns Psychologen...", "wir Psychologen...", "pour nous, psychologues...", "nous, psychologues...". Et il le dit lorsqu’il prit conscience d’avoir opéré "le renversement de toutes les valeurs", "am Tage [...] der Umwerthung aller Werthe". » J.-A. NISOLE, L’Océan sans naufrage, Récapitulation (les Nouveaux Cahiers Ortmann, no 9, 2012 – disponible par internet). Les citations de Friedrich NIETZSCHE sont extraites respectivement de La généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral, 1887), IIIe Dissertation, 19 ; Crépuscule des idoles (Götzendämmerung, 1888), Maximes et Pointes, 35, puis signature de l’Avant-Propos. On trouvera ces ouvrages dans les Œuvres, éd. dirigée par Jean Lacoste & Jacques Le Rider (Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998, 2000, 2 tomes). Ces références à la psychologie ou aux psy- chologues ne sont évidemment pas exhaustives. Que la philosophie, la religion soient essentiellement « Psychologie » (ma- juscule indispensable), voilà la leçon implicite de ceux que l’on a appelés les « grands existentialistes », voire les « figures atypiques de la philoso- phie » : Friedrich Nietzsche (1844-1900), certes, mais aussi Søren Kierke- gaard (1813-55). Car tout dépend du REGARD que l’on porte sur le Visible et sur l’Invisible. Et le regard, c’est la conscience, c’est le « psychisme », la psukhê – c’est l’âme... « La lampe du corps, c’est l’œil, dit Iéshoua’/Jésus. Si donc ton œil est intact, tout ton corps est lumineux » (Mt 6.22). Et notre cheminement authentique, lui, est essentiellement transforma- tion de l’âme, de la conscience – ACCOMPLISSEMENT de l’âme, de la cons- cience... 1 Allusion à un sarcasme de René CHAR. IL N’Y A PAS D’ÂME, DISENT LES BOUDDHISTES 7 Cela dépasse évidemment toute psychologie scientifique, car la science objective son sujet d’étude : elle le réduit inconsciemment au statut d’OB- JET. Qu’est qu’un OBJET ? C’est quelque chose ou ce serait quelqu’un qui n’a pas à devenir lui-même, à s’accomplir. Les molécules, les étoiles se transforment, mais ne deviennent pas elle-mêmes, ne souffrent pas de n’être pas elles-mêmes, ne se réjouissent pas de devenir elles-mêmes ! Et le DEVENIR, entendu dans ce sens, échappe pour toujours à la cons- cience scientifique, à la conscience du psychologue scientifique, encore uploads/Philosophie/bouddha.pdf
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- Publié le Fev 18, 2021
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