Cheikh Anta DIOP : extrait du manuscrit de Civilisation ou Barbarie traitant de

Cheikh Anta DIOP : extrait du manuscrit de Civilisation ou Barbarie traitant des rapports entre sciences et philosophie (Cheikh Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence africaine, 1981, p. 472) Recherche fondamentale sur la structure de la matière. Une vue de l’accélérateur de particules LHC (Large Hadron Collisionner) au CERN (Centre européen de recherche fondamentale situé à la frontière franco- suisse). Un objectif : détecter la particule de HIGGS (source : http://www.web.cern.ch/public). LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 163 PHILOSOPHIE, SCIENCE ET RELIGION LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE C’est la communication par laquelle Cheikh Anta DIOP a conclu le colloque Philosophie et Religion organisé par la Revue sénégalaise de Philosophie, à l’Université de Dakar du 7 au 8 juin 1983. Elle a été publiée dans les Actes de ce Colloque, Revue sénégalaise de Philosophie, n°5-6, janvier-décembre 1984, pp. 179-199. À Son Excellence, Monseigneur THIANDOUM, qui nous a fait l'honneur de rehausser de sa présence l'ouverture de ces « Journées », à laquelle les autorités religieuses étaient invitées. A - CRISE DE LA RAISON ET PERSPECTIVES D'UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES EXACTES On peut dire qu'il existe en science deux écoles de pensée correspondant aux deux grands courants philosophiques matérialiste et idéaliste, même si l'appartenance des scientifiques à ces écoles n'est pas toujours explicitement avouée. De NEWTON, LAPLACE, LAGRANGE, HAMILTON à EINSTEIN, SCHRÖDINGER et Louis de BROGLIE, en passant par MARX, ENGELS, LÉNINE, on peut ranger dans une même catégorie tous ceux qui admettent l'existence du monde extérieur, indépendamment de la conscience du sujet qui l'observe, la connaissabilité de la matière, l'objectivité des lois physiques qui gouvernent son comportement, la LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 164 validité du principe de causalité. Définition, certes assez large pour englober des penseurs qui, par ailleurs, seraient considérés comme des idéalistes (EINSTEIN, Louis de BROGLIE...), mais suffisante pour caractériser une attitude minimale commune devant la science, et pour se démarquer aussi du positivisme, et du néo-positivisme contemporain. De BERKELEY, David HUME, MACH, AVENARIUS, CARNAP, WITTGENSTEIN à POINCARÉ, RUSSELL, HEISENBERG, Niels BOHR, etc., tous ceux qui nient la réalité du monde extérieur, l'objectivité des lois de la nature qui ne seraient alors que le résultat de l'activité de constitution de l'esprit humain, relèvent de l'idéalisme subjectif. Pour tous ceux-ci et bien d'autres, en faisant abstraction des nuances de pensée qui les différencient (qu'on nous en excuse), le monde extérieur, les divers objets ne sont que des complexes de sensations, des représentations de la conscience ; nous ne pouvons rien connaître de la « réalité » qui excite nos sens. Les matérialistes qui postulent le primat de la matière et sa connaissabilité font de la métaphysique. L'idéalisme subjectif aboutit souvent au solipsisme ou à l'agnosticisme. Ce sont ces problèmes ontologiques et gnoséologiques des rapports de l'esprit et de l'être, ou de la pensée et de la matière qui revêtent une forme nouvelle à chaque étape du développement scientifique, à chaque révolution dans les sciences exactes. En ce siècle finissant, ils prennent un caractère aigu, voire critique, provoqué par les conclusions de la mécanique quantique, les découvertes fondamentales en astrophysique, et en biologie moléculaire. C'est dans cette perspective que s'inscrit le débat passionnant qui, depuis 1927, au Congrès Solvay de Bruxelles, avait opposé EINSTEIN et Niels BOHR, autant dire un certain «matérialisme» scientifique et le néo-positivisme, débat que poursuivent les épigones, et qui a pris un tournant décisif depuis l'an dernier (1983) avec les résultats des expériences d'Alain ASPECT à l'Université d'Orsay. De quoi s'agit-il ? Quelles sont l'importance et la nature de l'enjeu ? LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 165 Comme nous allons le voir, c'est le rationalisme scientifique dans sa forme classique qui est remis en question: on parle souvent d'une crise de la raison dans la mesure où le principe de causalité, le déterminisme, la séparabilité des phénomènes et leur objectivité qui règnent en macrophysique sont fondamentalement mis en cause en microphysique. La rationalité scientifique sortira-t-elle renforcée de ce débat par un approfondissement et un élargissement que nul ne pouvait prévoir ou bien va-t-elle s'enliser sur le terrain fangeux de la parapsychologie ? On a souvent rappelé, de façon presque anecdotique, la phrase d'EINSTEIN s'adressant à Niels BOHR : « Dieu ne joue pas aux dés », voulant dire par là que Dieu a créé la nature et l'univers suivant des lois rigoureuses que les phénomènes doivent suivre. Et la réponse de Niels BOHR : « Cessez de dire à Dieu ce qu'il doit faire. » Ce qu'on appelle la théorie de l'école de Copenhague ou l'interprétation probabiliste des phénomènes en microphysique a pris forme en 1926- 1927 avec l'interprétation probabiliste de la fonction d'onde de Max BORN, la théorie de la complémentarité onde-corpuscule de Niels BOHR, l'introduction de la relation d'incertitude et de l'analyse matricielle en mécanique quantique par HEISENBERG. D'après la relation d'incertitude, on ne peut pas mesurer à la fois avec une précision suffisante, deux quantités conjuguées (qui ne commutent pas) comme la position et la vitesse (ou la quantité de mouvement) d'un corpuscule, cela est dû au caractère discontinu, donc quantique des phénomènes à l'échelle de la microphysique ; la constante de Planck rythme ou régit cette discontinuité. Donc, on ne pourra jamais connaître les conditions initiales (position et vitesse) comme en mécanique classique, qui permettent d'écrire les équations du mouvement du système afin de déterminer son évolution future et d'en déduire son passé aussi si on le désire. La physique classique est régie par les trois principes du déterminisme, de l'objectivité, et de la complétude. En 1927, développant sa théorie de la dualité onde-corpuscule, Niels BOHR affirma le caractère essentiellement subjectif des phénomènes en microphysique. Par exemple, suivant le type d'expérimentation, le corpuscule, en l'occurrence, le photon, apparaîtra sous forme d'onde ou de grain d'énergie, mais jamais sous les deux à la fois LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 166 contrairement à l'opinion de Louis de BROGLIE, l'inventeur même de la mécanique ondulatoire. De la sorte, observateur, instrument d'observation et corpuscule ou phénomène observé forment un tout indissoluble, qu'il est impossible de séparer. C'est pour cette raison que la réalité physique observée cesse d'être indépendante de l'observateur, comme le postule la physique classique. Pour Niels BOHR « il est erroné de penser que l'objet de la physique est de découvrir comment la Nature est ». II n'y a pour ainsi dire pas de réalité quantique sous-jacente à l'algorithme quantique. L'Univers quantique n'est qu'une représentation subjective. D'autre part, la complémentarité onde-corpuscule montre qu'on ne peut pas embrasser d'un seul « regard » à la fois, tous les aspects de cet univers : on observe ou l'aspect ondulatoire ou l'aspect corpusculaire, jamais les deux à la fois. De manière analogue, la relation de HEISENBERG interdit de déterminer à la fois deux quantités conjuguées comme, par exemple, les composantes du spin suivant les axes de coordonnées (x, y). Le déterminisme suppose la causalité. Or, la mécanique quantique affirme que l'interaction objet-instrument est acausale. Par conséquent, elle nie, à son échelle, les trois principes fondamentaux de la macrophysique : le déterminisme des lois, la causalité, l'objectivité des phénomènes et de la réalité physique. Le point de vue néo-positiviste est évident, et nous verrons les raisons « métaphysiques » qui poussent aujourd'hui un grand nombre de savants occidentaux à adopter cette attitude. EINSTEIN ne pouvait pas se résoudre à l'idée de voir s'écrouler les fondements de la physique classique, cela explique l'acharnement avec lequel il a d'abord essayé, en vain, de mettre en défaut la cohésion interne de la mécanique quantique, puis de démontrer son incomplétude, c'est-à-dire, son inaptitude à décrire toute la réalité. Ceci l'amènera à concevoir l'argument ou le paradoxe EPR1 ; avec 1 EINSTEIN (Albert), PODOLSKY (Boris), ROSEN (Nathan) : ils ont défini au préalable le principe de réalité de la façon suivante : « si, sans perturber d'aucune façon un système on peut prédire avec certitude la valeur d'une quantité physique, il LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 167 deux collaborateurs, il écrivit, en 1935, dans la Revue américaine, Physical Review, cet article célèbre qui est, plus que jamais, d'actualité. Ils supposent deux particules formant un système décrit par une fonction d'onde unique, et qui interagissent d'abord, puis, s'éloignent l'une de l'autre au point de ne plus s'influencer. En mesurant successivement deux paramètres de la particule (2) comme le moment et la position (quantités conjuguées), on détermine les éléments correspondants de la particule (1) sans l'avoir perturbée d'aucune manière. D'après la définition du principe de réalité, ci- dessus, ces deux quantités devraient avoir une contrepartie simultanément dans la réalité si la théorie quantique était complète. Mais tel ne peut être le cas du point de vue de la mécanique quantique car ces quantités sont conjuguées. EINSTEIN et ses collaborateurs concluent de ce fait que la mécanique quantique est une théorie incomplète. II y a un autre fait non moins paradoxal. Les paramètres de la deuxième particule sont déterminés à partir des mesures faites sur ceux de la première, alors qu'elles n'interagissent plus. uploads/Philosophie/ cheikh-anta-diop-philosophie-science-et-religion-les-crises-majeures-de-la-philosophie-contemporaine.pdf

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