L'Homme et la société Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme Henri Lefebvre

L'Homme et la société Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme Henri Lefebvre Citer ce document / Cite this document : Lefebvre Henri. Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme. In: L'Homme et la société, N. 1, 1966. pp. 21-31. doi : 10.3406/homso.1966.946 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_1_1_946 Document généré le 16/10/2015 CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME par Henri LEFEBVRE I. SUR L'ANCIEN ELEATISME ET LE NOUVEAU Aujourd'hui plus que jamais, les controverses des penseurs de la Grèce présocratique gardent un sens. Ces philosophes,, qui n'étaient Das encore des philosophes spécialisés réfléchissant à côté d'autres spécialistes ceux des sciences parcellaires éprouvèrent ou pressentirent les conflits futurs. Ils expérimentèrent spontanément, avec la fraîcheur naïve des découvertes, quelques situations théoriques destinées à se reproduire. Ainsi l'histoire de la connaissance et celle de la philosophie s'écrivent en allant de l'actuel aux origines et de la naissance de la pensée à la « modernité ». Ajoutons que les analogies ne peuvent masquer les différences et que les situations théoriques ne se répètent pas identiquement. Les situations changent et par conséquent les catégories, les thèmes, les problèmes. L'idée d'une récurrence dans la pensée, condition d'une historicité, ne saurait se retourner contre l'histoire. Les problèmes de la modernité font resurgir d'antiques attitudes et de vieilles discussions renouvelées. Hegel redécouvrit Heraclite. Après Hegel, Marx se rattacha à cet illustre précurseur ; les marxistes et para-marxistes comme Ferdinand Lassalle se situèrent dans la même lignée. L'uvre et l'influence de Nietzsche ont renforcé cette tendance à remettre au premier plan les penseurs de la Grèce (1). (1) Cf. un bon exposé de la question dans : Pourquoi étudions-nous les présocratiques (Vers la pensées planétaire par K. Axelos, Ed. de Minuit, p. 67 et sq.) Sur la relation entre la pensée de Nietzsche et l'héraclitéisme, cf. J Grenier Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, 1966, p. 537 et sq. Sur la position théorique de M. Heidegger, cf. J. Granier, op. cit. pp. 611-628. 22 HENRI- LEFEBVRE Dans la très fameuse controverse entre les Eléates et leurs adversaires héraclitéens, que mettaient-ils en question ? Le mouvement et ses modalités, la mobilité perceptible par^ les sens, et le mouvement cosmique. Les Eléates attaquaient aussi bien les hommes de bon sens que les théoriciens des métaforphoses dans ia Physis (1). L'Eléate Zenon fut un prestigieux dialecticien. Il utilisait aussi bien la dialectique objective, qui manie des concepts, que la dialectique subjective, qui manie des arguments, toute proche de la sophistique et de I eristique. Il se servait de la dialectique héraclitéenne. Il retournait contre lui l'arme du méditatif d'Ephèse. Zenon découvre que l'intelligence qui connaît (l'intellect ou raison analytique) découpe trajectoires et trajets en unités distinctes et discrètes : les positions de la flèche, les pas d'Achille ou de la tortue. Dans cette direction, Zenon s'engage plus audacieusement que les pythagoriciens qui résolvaient les choses, les volumes, les espaces, en éléments numériques. L'analyse éléatique résout la mobilité en segments, en instants, en lieux, en points. La flèche à chaque instant occupe un lieu ; Achille est ici, la tortue là. Qui le niera ? A partir de ce découpage, la découverte et la construction coïncident. Le résultat est plus et vaut plus que les éléments qui permettent de l'atteindre ou de le construire. Il n'est ni « concret » au sens de l'immédiat et du sensible, ni « abstrait » au sens d'une élaboration factice. Les nombres ne suffisent pas ; il faut pousser le raisonnement jusqu'à l'identité. En niant l'initial, c'est-à-dire la mobilité sensible, en la rejetant dans l'absurdité, l'Eléate ne montre pas seulement l'identité absolue du réel et de l'intelligible (ou rationnel) ; il désigne la voie de la perfection. L'immobile est à la fois plus réel, plus vrai, plus parfait que la mobilité. La perfection est immobile. Vers quoi ira-t-elle ? Pourquoi se dérangerait-elle ? Parfaite, prototype impeccable du Système achevé, la sphère parménidienne repose en elle- même. Pour autant qu'il y ait changement, 3lle le construit et le maintient en elle. Que l'on trace des rayons non tracés jusque-là on ne modifie pas la sphère ; on la confirme. La sphère est son propre fondement. Le néant n'est absolument pas, et l'identique est essentiellement. « Hors de l'être, où trouveras-tu ta pensée ? - demande Parménide. La vérité et l'être, cachés par les phénomènes, se découvrent immuables La vérité est vraie et fausse l'illusion, l'erreur, l'apparence. La pensée pense le vrai et rejette le faux. « Vrai ou faux ? » Lorsque cette question se pose, la connaissance n'hésite pas. Elle sait, elle doit répondre. Elle est science et la science s'installe et s'instaure dans l'absolu. Quant à la dialectique héraclitéenne, elle rassemble les illusions et les erreurs. La dialectique des Eléates envahit le terrain de l'adversaire. Il est vrai que dans cette argumentation, la pensée immobile de l'immobilité se transforme en mouvement pensant. En combattant le mouvement, Zenon le transfère dans la pensée. Il nie le mouvement et le rejette dans l'absurde parce que le mouvement implique une contradiction interne : être ici et ailleurs, encore ici el déjà ailleurs passer du passé vers le futur à travers le présent, du passé qui n'est plus vers le futur qui n'est pas encore. En éclairant le caractère dialectique de la transition et du transitoire, Zenon fut « inconsciemment » l'agent de la dialectique en marche ; mais c'est ne autre histoire ; c'est l'histoire de la connaissance (2). Nous ne nous attarderons pas ici sur ce rebondissement de la pensée dialectique imanent à la pensée qui s'efforce de « liquider » le mouvement dialectique. Des faits analogues surviennent de nos jours (3). (1) Nous n'avons rien de nouveau à apporter philologiquement sur l'éléatisme. Ici, nous utilisons les mêmes textes que Zeller ou Bréhier dans leurs histoires de la philosophie (cf. les travaux anciens, récemment réédités, de Diels). Nous nous appuyons surtout sur le poème de Parménide : « Il (l'être) ne fut jamais ni ne sera, puisqu'il est maintenant.... Quelle origine lui chercherais-tu ? Comment, d'où, aurait-il pris sa croissance ? De ce qui n'est pas ? Je ne te laisserai ni le dire ni le penser I... C'est la même chose que le penser et ce par quoi il y a pensée... Il est achevé, de toutes parts semblable à une Sphère bien arrondie... » Laissons de côté les questions soulevées par M. Heidegger et son interprète français, J. BaufFret. Nous pourrions rapprocher les discussions entre philosophes de celles qui eurent lieu à la même époque entre les musiciens. Ceux-ci découvraient les nombres, la mesure et l'homologie des octaves (Teleion Sustèma). (2) Cf. Hegel, Hist. Phil. Ed. Lasson, pp. 309-327 (Morceaux choisis de Hegel, par N. Guterman et H. Lefebvre, Gallimard, p. 315-317). (3) Par exemple, dans la linguistique, où la priorité accordée à la structure et à la forme aboutit à mettre en évidence les mouvements dialectiques inhérents au contenu. CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME 23 Nous, hommes de la deuxième moitié du vingtième siècle, qui réfléchissons dans les cadres intellectuels définis par la philosophie spécialisée (cadres qui d'ailleurs ont éclaté) et qui nous servons des catégories élaborées par les sciences spécialisées (catégories contestées et qui n'arrivent pas à se rejoindre), nous comprenons mal comment les premiers penseurs de la Grèce accordaient l'analyse, les concepts, l'idéologie, l'action. Séparés pour nous, ou arbitrairement mélangés, ces aspects de la pensée ne se dissociaient pas pour eux. Nous pouvons supposer que leur critique n'atteignait pas seulement les représentations maladroites du mouvement local, ils visaient, « inconsciemment » ou non, ailleurs et plus haut. Ils attaquaient la conception catastrophique du devenir, cette généralisation du temps cyclique à l'arrière-plan de laquelle se découvre l'idée de la grande Année et de l'embrasement terminal. Plus optimistes peut-être que leurs adversaires héraclitéens, les Eléates exorcisaient le temps. Ainsi seulement se con prend le ton véhément du poème de Parménide. Ils voulaient protéger leur patrie, leur cité et la Grèce, menacées du dehors et du dedans, contre l'image insupportable de la déchéance et de la destruction, et d'abord contre le consentement à ce destin. Conjurer le sort, n'est-ce pas le sens de ces paradoxes ? La visée et la vision des Eléates, ainsi comprises, furent politiques. Entendons par ce mot, selon le meilleur usage, ce qui concerne la vie de la Cité. Ils devaient donc l'emporter, en Grèce et dans la cité grecque. Pourtant, la méditation héraclitéenne du devenir, dépourvue de sens civique, universelle véritablement, était destinée à obséder les partisans de l'immobilisme, à ressusciter. C'est ainsi que nous pouvons aujourd'hui reprendre l'image d'une pensée éléatique ôe vouant à une abstraction sublime, et cependant non conçue comme telle, présentée et représentée comme « le concret ». Ce serait très indirectement que ce Système de grand style, annonciateur et prototype des Systèmes et du fétichisme du Système, aurait enveloppé ia conscience des limites internes de la cité grecque et de la société esclavagiste. Une telle explication, dite « marxiste », ne devrait s'exposer qu'en retrouvant les intermédiaires par dessus lesquels sautèrent les schémas marxistes habituels et uploads/Philosophie/ claude-levi-strauss-et-le-nouvel-eleatisme-1.pdf

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