1 Être avec un autre Ou Heidegger et le problème de la reconnaissance paru dans

1 Être avec un autre Ou Heidegger et le problème de la reconnaissance paru dans Philosophie n° 93, 2007. par Susanna Lindberg Docteur de l'Université Marc Bloch de Strasbourg Docent de L'Université de Helsinki Chercheure à L'université Paris X Nanterre https://uta-fi.academia.edu/SusannaLindberg susanna.lindberg@helsinki.fi 2 Être avec un autre ou Heidegger et le problème de la reconnaissance La pensée de Heidegger donne-t-elle lieu pour un autre : un autre Dasein, un autre Mortel, ou quel qu’en soit le nom ? On sait que la question du sens de l’être saisit le Dasein singulier et essentiellement solitaire. Même si, en principe, la solitude est une modification de l’être-avec (Mitsein), celui-ci ne se présente en fait que depuis le Dasein comme lieu de la question de l’être, dont la solitude marque toute l’interrogation heideggérienne de l’être humain.1 La question de l’autre ou, pour déplacer légèrement le contexte, la question de la reconnaissance, continue cependant d’être si pressante que l’on est porté à guetter les indices d’une possible présence de l’autre Dasein chez Heidegger – chez qui l’on est pourtant contraint de parcourir des pistes marginales pour comprendre comment l’autre pourrait participer à la constitution du Dasein propre. Par-delà un souci éthico-politique, cette interrogation concerne la question même de l’être.2 Car, en dernière instance, peut-on questionner seul ? Ou la pensée de l’être présuppose-t-elle au contraire un être-avec authentique, à savoir un rassemblement 11 La façon dont l’insistance sur l’authenticité et la mienneté empêchent une véritable compréhension du Dasein comme Mitsein, ainsi que le débat des commentateurs sur le sujet, a été conclusivement examinée par Jean-François Courtine dans son article « La voix (étrangère) de l’ami. Appel et / ou dialogue » (in Heidegger et la phénoménologie, Vrin, Paris, 1990). 2 Françoise Dastur met en cause l’objection lévinassienne à Heidegger consistant à remplacer une relation éthique à l’autre par l’interrogation ontologique enracinée dans le Dasein. A cette fin, elle montre que le Dasein est originairement pratique, au sens où sa conscience morale est une réinterprétation de l’impératif catégorique (F. Dastur, « L’altérité la plus intime : la conscience », p. 140, in La phénoménologie en questions. Langage, altérité et temporalité, Vrin, 2004). Cependant, la question de l’autre en tant qu’elle est issue d’un souci éthique demeure secondaire par rapport à la question que s’est posée Heidegger, à savoir la question du sens de l’être : « En ayant ainsi la capacité de se comprendre lui-même [comme site de la question de l’être], le Dasein a du même coup celle de comprendre l’être des autres étants » (F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, p. 13, Peeters, Louvain-Paris, 2003). En effet, la priorité, chez Heidegger, de l’ontologique sur l’éthique est indéniable. Je me demande, cependant, si l’autre Dasein ne pourrait pas avoir un rôle constitutif dans la compréhension de l’être même. Ne serait-il pas même indispensable pour la question du sens de l’être, dans la mesure où le Dasein et l’être lui-même sont fondamentalement historiaux ? Mais, étant donné que Heidegger n’explique qu’en passant la façon dont l’autre peut participer à la position de la question de l’être, on est réduit à fouiller les marges du corpus heideggérien (souvent des introductions et des considérations méthodiques) pour entendre parler cet « autre » que, avec quelque malice, l’on pourrait nommer l’impensé de Heidegger. 3 des Dasein ou des Mortels qui ne dégénère pas aussitôt en une fusion indistincte (tel le « peuple ») mais fait voir leurs différences, et leur différend ? Voici la question que je propose d’examiner dans cet article. Afin de faire voir ce qui peut être, chez Heidegger, le rapport entre le Dasein et l’autre Dasein – rapport dont le nom désormais classique est la reconnaissance – j’examinerai tout d’abord celui qui de prime abord peut être reconnu et dont l’absence rendrait la question superflue : l’autre Dasein. Je chercherai l’autre Dasein d’abord dans Être et temps, où je désignerai l’aporie constitutive à partir de laquelle il se présente pour Heidegger. Je montrerai ensuite, en me référant aux dialogues de Heidegger avec Hölderlin, comment cette aporie a tendance à se recouvrir. Finalement, je m’appuierai sur les débats de Heidegger avec Hegel – qui fut, comme chacun le sait, le penseur même de la reconnaissance – pour exhiber les conditions requises pour une « authentique » reconnaissance de l’autre selon Heidegger. 1. L’apparition de l’autre authentique dans Être et temps On retient généralement que, dans Être et temps, le Dasein atteint sa plus haute « authenticité » à l’instant de sa plus grande solitude : dans son être-à-la-mort. Seul l’être-à-la-mort lui dévoile la « vérité » de son existence, la résolution d’assumer sa facticité comme étant sa part singulière dans ce monde.3 Cette singularité de l’existence constitue sans doute l’apport le plus marquant de l’analytique existentiale. L’être-à-la-mort est cependant gagné de haute lutte sur « l’inauthenticité », dont la caractéristique fondamentale est d’être un être-avec. Heidegger y insiste par exemple pour critiquer la solitude du cogito cartésien4 : le Dasein est originairement Mitsein, il est le plus souvent et de prime abord avec les autres, voire fait un avec eux, et cette « inauthenticité » n’est pas un état inférieur mais une modification existentiale. 3 Sein und Zeit (noté par la suite SZ), p. 307. (La pagination du texte allemand est reproduite dans toutes les traductions existantes, dont celle de Martineau que nous suivrons dans cet article.) 4 SZ, p. 115-116. 4 Heidegger présente son analytique de la structure fondamentale de l’être-avec « inauthentique » ou « non propre » dans le § 26 d’Être et temps. Il y éclaircit l’être-l’un-avec-l’autre (Miteinandersein) comme conséquence de l’être-là- avec (Mitdasein) et de l’être-avec (Mitsein) dans le monde commun (Mitwelt). Il définit l’autre comme un étant qui « lui aussi est là et là-avec (es ist auch und mit da) »5. La compréhension de l’être-avec s’expose depuis les prépositions avec (mit) et aussi (auch) : ces prépositions ne sont alors pas des opérateurs grammaticaux ni catégoriaux mais, Heidegger y insiste, « ils doivent être compris existentialement ». Quel est alors le sens existential de l’aussi ? Pour Heidegger, l’être du Dasein est un être là aussi. Un tel aussi laisse entendre que, quand l’être est le là, il n’est ni l’Un à partager ni une substance que les Dasein pourraient avoir en commun. Certes, le là est le monde, mais l’être comme monde est le là parce que le Dasein est là, et un autre Dasein est là aussi, et puis encore un autre, etc. : l’être est là parce que les Dasein existent, chacun là où il se trouve. Pour utiliser une expression de Jean-Luc Nancy, l’être est singulier pluriel, ou bien, l’être est là selon la singularité et la pluralité de ceux qui sont là.6 Le aussi est le trait fondamental de l’être-là. Il ne rend pas raison de l’être-là : l’être-là des Dasein n’est ni calculable ni compréhensible, mais il porte simplement sur leur façon d’être. Le aussi n’ouvre pas non plus la question du sens de cet être, il ne fait que constater la façon dont l’être se trouve, là, de prime abord : comme pluralité des singuliers. Si le aussi désigne une pluralité ontologique originaire rendant possible tout rapport entre les Dasein, le avec est le trait fondamental de leur rapport. Lorsque le Dasein est avec un autre, comment cet autre Dasein lui apparaît-il ? Heidegger dit : « Cet étant [l’autre Dasein] n’est ni sous-la-main ni à- portée-de-la-main, mais comme (so, wie) est le Dasein même qui le libère – lui aussi est là et là avec. »7 Le mode d’être de l’autre Dasein est : être comme le Dasein. Ce 5 SZ, p. 118. 6 Dans son livre Être singulier pluriel, Jean-Luc Nancy, en formulant l’ontologie de l’être singulier pluriel, indique la nécessité de réinterpréter la pensée heideggérienne depuis l’être-avec : « Et c’est encore cela même qui indique d’où il faut re-commencer : il faut refaire l’ontologie fondamentale (et ce qui va avec, l’analytique existentiale aussi bien que l’histoire de l’être et que la pensée de l’Ereignis), résolument cette fois à partir du singulier pluriel des origines, c’est-à-dire à partir de l’être-avec. » (Op. cit., p. 45.) Tout en partageant la conclusion de Jean-Luc Nancy concernant le refus de l’ontologie fondamentale de tirer toutes les conséquences de sa pensée de l’être-avec, nous relirons la description heideggérienne afin de repérer exactement les conditions que Heidegger pose pour une pensée de l’être-avec. 7 SZ, p. 118. 5 « comme » indique un moment réflexif insigne dans le lexique heideggérien. Il dit que le Dasein et l’autre Dasein partagent une certaine mêmeté d’être. Le même n’étant pas le semblable, l’autre n’est pas l’analogon ou l’alter ego du Dasein.8 Chez Heidegger généralement, le « comme » et l’« en tant que » disent la façon dont quelque chose peut apparaître dans sa vérité. Mais lorsque le Dasein est avec un autre Dasein, celui- ci ne se présente à sa compréhension ni comme un outil à manier ni comme une vérité de l’être de uploads/Philosophie/ etre-avec-un-autre-ou-heidegger-et-le-pr.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager