La dissertation philosophique au baccalauréat : son histoire, les raisons de so

La dissertation philosophique au baccalauréat : son histoire, les raisons de son introduction et son lien avec le programme. Philologos, 2017 : http://philotextes.info/spip/spip.php?article109 (2e version, légèrement modifiée, janvier 2018) Antoine Leandri La dissertation est-elle, comme on l’entend parfois aujourd’hui, un exercice trop difficile pour la plupart des élèves ? Un moyen de reproduction sociale par les qualités intransmissibles scolairement qu’elle valorise ? Une épreuve artificielle et philosophiquement peu formatrice ? Si on laisse de côté les critiques de certaines pratiques de la dissertation peu conformes à sa destination philosophique1, on entend aujourd’hui des voix s’élever contre l’esprit même de cette épreuve : contre l’idée même de dissertation, et non contre tel ou tel de ses travers possibles ou de ses mauvais usages. Faudrait-il alors en finir avec cet exercice, s’il paraît si peu adapté aux besoins des élèves et aux finalités que doit se donner l’enseignement de la philosophie ? Avant de répondre à ces critiques, il me semble utile de rappeler comment la dissertation s’est imposée progressivement, au cours de l’histoire de l’enseignement de la philosophie en France, comme forme privilégiée d’exercice eu égard à la fin que s’est donné cet enseignement dans les programmes des lycées : développer l’exercice réfléchi du jugement en relation avec l’acquisition d’une culture philosophique. Enseigner la philosophie L’enseignement de la philosophie en France, tel qu’il s’est constitué depuis le XIXe siècle, présente trois caractères principaux : 1) C’est un enseignement philosophique (et pas seulement un enseignement « de la philosophie ») : le cours de philosophie n’est pas un cours d’histoire de la philosophie, dans lequel le professeur s’efface devant les auteurs dont il parle (en restant extérieur à la recherche que ces auteurs ont menée, qu’il en présente simplement les thèses de façon doxographique, ou qu’il s’efforce d’en montrer les raisons ou la cohérence), mais un cours dans lequel le professeur formule les problèmes qui peuvent introduire aux doctrines qu’il expose, ou être soulevés par elles, se fait lui même philosophe, fait de la philosophie devant ses élèves et avec eux. 2) C’est un enseignement qui vise à apprendre aux élèves à philosopher, à faire eux-mêmes de la philosophie. L’enseignement de la philosophie ainsi entendu a une dimension émancipatrice : les élèves sont invités à « penser par eux-mêmes » et à développer l’exercice réfléchi de leur jugement. L’enseignement philosophique est une école de la liberté de penser2. 3) C’est enfin un enseignement de la philosophie. La philosophie n’est pas un exercice simplement formel du dialogue, de l’esprit critique ou du jugement : elle a une histoire propre et se pratique à partir de l’appropriation active des œuvres constitutives de cette histoire. C’est ainsi que les différents programmes de philosophie qui se sont succédés depuis le XIXe siècle ne fournissent 1 Cf. la célèbre critique de la dissertation, réduite à une méthode verbale et « passe-partout » de résolution de problèmes, que fait Lévi-Strauss dans Tristes tropiques (VI, p. 54-55) 2 Par « liberté de penser », il ne faut pas entendre la simple liberté d’opinion (liberté essentielle, bien entendu, mais dont on peut parfaitement disposer sans philosopher, dans un État de droit) mais bien l’idéal d’une pensée active et critique, substituant l’exercice réfléchi du jugement à l’attachement aux opinions reçues. pas seulement des listes de notions, de domaines ou de problèmes, mais aussi des listes d’œuvres ou d’auteurs à étudier. C’est l’unité de ces trois caractères qui fait la spécificité de cet enseignement. Un professeur de philosophie qui exposerait à sa classe sa propre « philosophie » sans le nécessaire effort d’appropriation critique de la philosophie telle qu’elle s’est constituée historiquement, et sans se soucier de rendre ses élèves intellectuellement autonomes, transformerait la philosophie en idéologie. Il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves ce qu’il faut penser, mais bien de les aider à exercer leur jugement de façon réfléchie. Inversement, un professeur qui se contenterait d’exercer ses élèves à réfléchir, à « penser par eux-mêmes » et à dialoguer entre eux, sans leur donner accès, par l’exemple de son enseignement, à ce qui, dans l’histoire de la philosophie, a transformé notre manière de poser les problèmes, ou a fait surgir de nouveaux problèmes que les élèves pourraient difficilement découvrir par eux-mêmes, transformerait l’enseignement de la philosophie en simple travail d’animation de débats. Un tel travail n’est pas sans utilité, mais ce qui fait la spécificité d’un enseignement proprement philosophique disparaîtrait. Enfin, l’exposé de doctrines philosophiques détaché du souci de comprendre pour soi-même (pour le professeur comme pour l’élève) ce dont il y est question, ne peut conduire qu’à une revue d’opinions que l’on peut sans doute retenir en vue du baccalauréat par un ennuyeux travail de mémorisation, mais dont on a peu de chance de saisir l’intérêt et le rapport au réel, et qui ne pourront donc pas faire l’objet d’une véritable appropriation. Le programme de 2003 : exercice du jugement et souci du réel, culture philosophique, exemplarité. La nécessaire unité de l’exercice du jugement et d’une « culture philosophique » est soulignée avec force dans le préambule des programmes de 2003 (séries générales) et 2005 (séries technologiques) : « L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. Une culture n’est proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position des problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles ; l’exercice du jugement n’a de valeur que pour autant qu’il s’applique à des contenus déterminés et qu’il est éclairé par les acquis de la culture. » Penser par soi-même n’est pas penser seul, et cela suppose, au contraire, la capacité de soumettre ses propres opinions à un examen critique, de s’élever par conséquent au dessus de ce qu’un point de vue initial peut avoir de particulier, et de se mettre, pour cela, à la place des autres3. La lecture des philosophes joue évidemment un rôle décisif dans cet élargissement de l’esprit nécessaire à une pensée autonome. Cette lecture, pour être faite dans la perspective d’une culture philosophique, ne doit pas être menée pour elle-même, à des fins de pure érudition. L’intérêt philosophique d’un texte ne réside pas dans la connaissance qu’il nous procure de la pensée de son auteur ou de l’époque où il a été écrit, mais bien dans l’éclairage qu’il nous donne sur les réalités mêmes sur lesquelles il s’interroge. C’est ce souci du réel4 et de la recherche de la vérité qui fait qu’on lit un texte en vue de former un jugement (de parvenir à une conclusion, au moins provisoire) sur ce dont il parle, et que l’on 3 Sur l’impossibilité de parvenir seul à « penser à la place de tout autre » (définition de la « pensée élargie » dans le § 40 de la Critique de la faculté de juger de Kant), voir Habermas, De l’éthique de la discussion, p. 18 (pensée élargie par la discussion) ; Morale et communication, p. 89 (« Il est requis de mener une discussion réelle ») 4 Sur le lien qui unit l’expérience du réel et les deux principales caractéristiques de l’enseignement philosophiques (être un programme de notions et d’auteurs) voir par exemple André Pessel, « La philosophie des programmes actuels de philosophie », Le Débat, n° 101, septembre-octobre 1998. exerce par là (dans les deux sens du terme : mettre en œuvre et former par l’exercice) son propre jugement. Le programme ne manque pas de souligner que l’enseignement de la philosophie a pour horizon, indissociablement, le développement d’une pensée critique et l’accès au réel et à sa complexité5 : « Il contribue à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain. » (Préambule, I.1). Et cela, le professeur ne peut véritablement l’enseigner que par l’exemple : en dispensant un enseignement lui-même philosophique, et qui unit par conséquent lui-même, dans son exercice, culture philosophique et jugement réfléchi. Comme l’indique le programme, « Il n’y a pas lieu de fournir une liste exhaustive des démarches propres au travail philosophique, ni par conséquent une définition limitative des conditions méthodologiques de leur assimilation. Le professeur doit lui-même donner dans l’agencement de son cours l’exemple de ces diverses démarches, exemple dont l’élève pourra s’inspirer dans les développements qu’il aura à construire et dans l’approche des textes qu’il aura à expliquer. » (Programme de 2003, III). La dissertation au baccalauréat : origine et but. La dissertation de philosophie a été introduite au baccalauréat en 1864, à l'initiative de Victor Duruy. À la différence des exercices de rédaction qui l'ont précédée, et qui faisaient davantage appel à la mémorisation et à la restitution d'un cours, elle a été instituée pour favoriser une appropriation active de l'enseignement reçu. À partir de 1880, et sous l’influence de Lachelier, l’accent est mis sur la formation de l’esprit critique de l’élève et sur la liberté du uploads/Philosophie/leandri-dissertation-philologos2017-v3.pdf

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