Communications Sur quelques contradictions en linguistique Antoine Culioli Cite

Communications Sur quelques contradictions en linguistique Antoine Culioli Citer ce document / Cite this document : Culioli Antoine. Sur quelques contradictions en linguistique. In: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp. 83-91; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1973.1298 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1973_num_20_1_1298 Fichier pdf généré le 10/05/2018 Antoine Culioli Sur quelques contradictions en linguistique Si l'on accepte de brosser à gros traits l'évolution des recherches linguistiques, on ne simplifiera pas trop en marquant que les quinze dernières années ont vu la redécouverte du langage en tant qu'activité signifiante ; en outre, l'on commence à se poser avec quelque lucidité le problème de la relation existant entre la faculté universelle de produire et interpréter des textes d'un côté, et de l'autre la diversité des langues naturelles. Il est vrai que, du même élan, se développe à nouveau un fantasme technologique, indûment assimilé à une théorie, qui prend des apparences variées et parfois idéologiquement contradictoires. Ainsi, on voit ressurgir le behaviorisme sous une forme plus agressive mais toujours aussi mécaniste; des psycholinguistes se remettent à chronométrer des opérations au statut incertain; le logicisme revient en course, aidé par la fascination qu'exerce tout calcul sur le public et par l'emprise croissante des mathématiques, comme nouveau symbole de l'accomplissement social. A lire certains, on apprend que la mathématique est le langage parfait auquel se rapporte toute grammaire, que le langage humain est réductible à la logique, que le calcul des prédicats peut encore servir, sans que l'on se préoccupe de ses fondements extensioiialistes. De même, à force de parler, par métaphore, d'automate et de dispositifs, on se réhabitue à concevoir le langage comme une machine à traiter les lexemes et la sémantique comme une sémantique générale. C'est que la démarche du linguiste est le plus souvent proche de celle du mécanicien qui construit un objet technique, à finalité claire, et extérieur à l'humain qui l'instrumente. A la limite, d'ailleurs, ce système se caractérise comme un système norme et clos où chaque état (nous dirons suite de symboles) s'enchaîne à un état suivant jusqu'à ce que soit atteint l'état terminal. Dans une telle conception, qu'on le veuille ou non, on travaille avec des êtres linguistiques qui sont des objets étiquetés (classes distributionnelles, catégories grammaticales, etc.) à valeur unique (positive ou négative), dont le sens est intuitivement reconnu, bref appréhendé dans sa globalité. Nulle place n'est ici faite à ces phénomènes linguistiques complexes, mais observables pour qui n'a pas l'œil nu, tels que, par exemple, la relation non triviale de dualité (ainsi, les transformées active et passive sont dérivées d'un même schéma neutre pour la voix, ni actif, ni passif, ou plutôt compatible avec actif et passif; on peut cependant montrer que la transformée active, qui conserve dans la relation predicative l'orientation « agent » 83 Antoine Culioli — « patient » de la relation primitive, est primaire, et la passive dérivée1). De même, on pourra montrer que ce que l'on appelle souvent quantification (un livre; des livres; certains livres, etc.) est une opération qui pourra porter sur la quotité (quantité non définie appréhendée globalement), sur la quantité (au sens de « dénombrable »), sur le discret (un livre), le dense (du beurre), le compact ou continu strict (par exemple dans la blancheur de la neige) ; cette opération complexe associera qualification à quantification (II y a des aliments qui me rendent malade provient de Parmi les aliments, il y en a qui me rendent malade et équivaut à Certains aliments me rendent malade, où certains s'interprète à la fois comme « quelques » et comme « telles variétés »). D'où un opérateur complexe (Qnt, Qlt) dont les valeurs seront filtrées, de sorte que l'on puisse avoir (Qnt, Qlt) —> soit Qnt; soit Qlt; soit Qnt et Qlt, où la pondération de Qnt resp. Qlt sera subjectivement variable. De façon analogue, en se fondant sur ceux des cas où la distinction apparaît la plus accusée et, comme toujours, en s'appuyant sur quelques langues indo- européennes occidentales, on a mis dans trois niches séparées la modalité, le temps et l'aspect, ce qui en soi peut se justifier par la commodité de l'exposé et qui n'est pas plus sot que de tout confondre. Mais la relation entre modalité, temps et aspect, elle, est du même coup escamotée et avec elle toute une part de ce foisonnement de valeurs qui donne au langage son ambiguïté fondamentale. Continuant l'étude de ces « vecteurs de propriétés », on peut montrer que la catégorie de la diathèse (c'est-à-dire de la voix dans le système verbal) se relie au problème de la transitivité certes, mais aussi à modalité, temps, aspect. Que la transitivité soit en cause est évident, puisqu'une relation binaire peut être conçue comme ayant une converse, tandis qu'il n'existe pas de converse d'une relation reflexive 2. Mais si l'on ne se contente pas de simplifier les problèmes, on verra que le problème de l'ergatif, ce mythique ergatif des linguistes, ne se ramène pas à un « simple » problème de transitivité 3. En fait, par l'intermédiaire de la catégorie de l'Agent (elle-même associée notamment au vecteur Agent, Animé, Déterminé), l' ergatif est lié au vecteur Modalité, Temps, Aspect, en particulier à l'opposition descriptif /constatif. C'est ce que montre bien le géorgien où l' ergatif n'est employé qu'à l'aoriste à l'exclusion du présent et du parfait. Si nous avons tant insisté sur ces problèmes de métalangue, c'est parce qu'une 1. Le lecteur que dérouterait ce discours sans doute trop technique pourra se reporter aux deux textes suivants : Antoine Culioli, Catherine Fuchs, Michel Pêcheux, Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage (TFL), Document de linguistique quantitative, n° 7, 1970; Antoine Culioli : « A propos d'opérations intervenant dans le traitement formel des langues naturelles », Math. Sci. Hum. (9e année, n° 34, 1971, p. 7-15). 2. Dans cette conception, les intransitifs, prédicats à une place, sont assimilés à des prédicats réflexifs, puisque dans l'un et l'autre cas le terme de départ de la relation coïncide avec le terme d'arrivée. Quant à savoir ce qu'est un transitif, c'est une autre affaire qui ne sera pas traitée ici. 3. Dans les langues à ergatif, on trouve, de façon schématique, les constructions suivantes: 1° Nx (ergatif) Verbe trans. N2 (nominatif), où Nj est le sujet; 2° Nj (nominatif) V intransitif; d'où l'idée que (1°) remonte à Nx fait que N2V, c'est-à-dire NjV,,,,,,, NaV<B<r. 84 Sur quelques contradictions en linguistique telle pratique terminologique entraîne avec elle une conception figée de l'objet auquel elle s'applique, qu'il s'agisse des textes ou des actes de langage. Le danger de la terminologie courante tient certes à son caractère parfois erroné et à ses origines douteuses, mais aussi à l'illusoire sécurité qu'elle provoque. La terminologie conçue comme une nomenclature fait coller à la surface, masque les opérations, fige un marqueur en une valeur unique ponctuelle. Ainsi, le linguiste se voit renforcé dans l'idée que tout énoncé n'est qu'une suite de segments (agencés, il est vrai, de façon régulière), une série d'emboîtements, idée que lui souffle l'observation naïve : le langage n'est-il pas de l'énoncé, et un énoncé n'est-il pas une succession linéaire d'unités discrètes? En d'autres termes, à force de répéter que toute valeur devait être matérialisée par un marqueur de surface, sage précaution contre la spéculation psychologi- sante ou tout bonnement le délire introspectif, on n'a pas vu que cela n'impliquait pas, sauf pour l'observateur linguiste, une correspondance stable et biuni- voque entre un marqueur et une valeur, un signifiant et un signifié. Bref, à trop marquer la stabilité du signe, discret et arbitraire, on s'est caché le mouvement qui est au cœur de tout acte de langage, cet ajustement des systèmes de repérage entre énonciateurs, pour figer le langage en un instrument norme, calibré, objectif, clair, plus, il est vrai, la sainte liberté du style-écart et les mystérieux degrés de la grammaticalité. Il est vrai aussi qu'avec les concepts de système générateur et de transformation (deux concepts qui renvoient, l'un et l'autre, à des opérations formelles) on a introduit dans l'analyse textuelle une manière de mouvement. En effet, on a pu ainsi dégager l'idée d'une combinatoire, et les transformations permettent de passer d'une phrase à l'autre en associant des phrases grâce à des règles de transition. On dépasse ainsi la conception simpliste d'une langue décrite comme un stock de phrases isolées, où, à chaque suite, correspondrait une analyse syn- tagmatique indépendante, irréductible; conception qui enferme le langage à double tour, en faisant de toute phrase un phénomène isolé, en enfermant chaque langue dans une insurmontable spécificité. Mais deux questions s'imposent alors au linguiste : 1. La notion de combinatoire, surtout si on la qualifie de créatrice, ne risque- t-elle pas d'être un simple moyen de chercher à concilier la rigueur métalinguis- tique et la « richesse » de notre vécu langagier, sans se donner, au fond, les moyens théoriques de l'entreprise? En un mot, ne risque-t-on pas de verser, une fois de plus, dans un néomécanisme qui escamoterait la relation de l'énoncé à l'énoncia- tion? On aura alors un langage (activité, uploads/Philosophie/ comm-0588-8018-1973-num-20-1-1298-sur-quelques-contradictions-en-linguistique.pdf

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