Le Démon de la théorie Antoine Compagnon Le Démon de la théorie Littérature et

Le Démon de la théorie Antoine Compagnon Le Démon de la théorie Littérature et sens commun Éditions du Seuil La première édition de ce texte a été publiée dans la collection «La Couleur des idées», sous la responsabilité de Jean-Luc Giribone. ISBN 978-2-02-122807-6 (ISBN 2-02-022506-9, 1re publication) © Éditions du Seuil, mars 1998 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Introduction Que reste-t-il de nos amours? Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur ; le mien est un grand affir - mateur, le mien est un Démon d’action, un Démon de combat. BAUDELAIRE, «Assommons les pauvres!». Pour parodier un mot célèbre : «Les Français n’ont pas la tête théorique.» Du moins jusqu’à la flambée des années soixante et soixante-dix. La théorie littéraire a vécu alors son heure de gloire, comme si la foi du prosélyte lui avait sou- dain permis de rattraper près d’un siècle de retard en un éclair. Les études littéraires françaises n’avaient rien connu de semblable au formalisme russe, au cercle de Prague, au New Criticism anglo-américain, pour ne pas parler de la sty- listique de Leo Spitzer ni de la topologie de Ernst Robert Curtius, de l’antipositivisme de Benedetto Croce ni de la cri- tique des variantes de Gianfranco Contini, ou encore de l’école de Genève et de la critique de la conscience, ou même de l’antithéorisme délibéré de F.R. Leavis et de ses disciples de Cambridge. A mettre dans la balance en face de tous ces mouvements originaux et influents qui ont occupé la première moitié du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, on n’aurait à citer, en France, que la « Poétique » de Valéry, suivant l’intitulé de la chaire qu’il a occupée au Collège de France (1936) – éphémère discipline dont le progrès fut bientôt interrompu par la guerre puis la mort –, et peut-être les toujours énigmatiques Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan (1941), tâtonnant confusément vers la définition d’une rhétorique générale, non instrumentale, de la langue : ce « Tout est rhétorique » que la décons - truction devait redécouvrir chez Nietzsche vers 1968. Le manuel de René Wellek et Austin Warren, Theory of Litera- ture, publié aux États-Unis en 1949, était disponible en espagnol, japonais, italien, allemand, coréen, portugais, danois, serbo-croate, grec moderne, suédois, hébreu, rou- main, finlandais et gujarati à la fin des années soixante, mais non en français, idiome dans lequel il ne vit le jour qu’en 1971, sous le titre La Théorie littéraire, l’un des pre- miers de la collection «Poétique» aux Éditions du Seuil, et il n’est jamais passé en collection de poche. En 1960, peu avant de mourir, Spitzer expliquait ce retard et cet isolement français par trois facteurs : un vieux sentiment de supério- rité lié à une tradition littéraire et intellectuelle continue et éminente ; l’esprit général des études littéraires, toujours marqué par le positivisme scientifique du XIXe siècle à la recherche des causes; la prédominance de la pratique sco- laire de l’explication de texte, c’est-à-dire d’une description ancillaire des formes littéraires empêchant le développe- ment de méthodes formelles plus sophistiquées. J’ajouterais volontiers, mais c’est inséparable, l’absence d’une linguis- tique et d’une philosophie du langage comparables à celles qui avaient envahi les universités de langue allemande ou anglaise, depuis Gottlob Frege, Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein et Rudolf Carnap, ainsi que la faible incidence de la tradition herméneutique, pourtant bouleversée en Alle- magne par Edmund Husserl et Martin Heidegger coup sur coup. Ensuite, les choses ont vite changé – elles commençaient d’ailleurs à remuer au moment où Spitzer portait ce dia - gnostic sévère –, au point que, par un très curieux renverse- ment qui peut donner à réfléchir, la théorie française s’est 8 Le Démon de la théorie trouvée momentanément portée à l’avant-garde des études littéraires dans le monde, un peu comme si jusque-là on avait reculé pour mieux sauter, à moins qu’un tel fossé subitement franchi n’ait permis de réinventer la poudre avec une innocence et une fougue qui donnèrent l’illusion d’une avance, durant ces mirifiques années soixante qui s’étendire nt en fait de 1963, la fin de la guerre d’Algérie, jusqu’en 1973, le premier choc pétrolier. Vers 1970, la théorie littéraire battait son plein et elle exerçait un immense attrait sur les jeunes gens de ma génération. Sous diverses appellations – « nouvelle critique », « poétique », « structuralisme », « sémiologie », « narratologie » –, elle brillait de tous ses feux. Quiconque a vécu ces années fée- riques ne peut s’en souvenir qu’avec nostalgie. Un courant puissant nous emportait tous. En ce temps-là, l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, per- suasive, triomphante. Ce n’est plus exactement le cas. La théorie s’est institu- tionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est deve- nue une petite technique pédagogique souvent aussi dessé- chante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le des- tin scolaire de toute théorie. L’histoire littéraire, jeune disci- pline ambitieuse et attrayante à la fin du XIXe siècle, avait connu la même évolution triste, et la nouvelle critique n’y a pas échappé. Après la frénésie des années soixante et soixante-dix, pendant lesquelles les études littéraires fran- çaises ont rattrapé et même dépassé les autres sur le chemin du formalisme et de la textualité, les recherches théoriques n’ont pas connu de développements majeurs en France. Faut-il incriminer le monopole de l’histoire littéraire sur les études françaises, que la nouvelle critique n’aurait pas réussi à ébranler en profondeur, mais n’aurait fait que mas- quer provisoirement ? L’explication – c’est celle de Gérard Genette – paraît courte, car la nouvelle critique, même si elle n’a pas fait tomber les murs de la vieille Sorbonne, 9 Que reste-t-il de nos amours? s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même pro- bablement cela qui l’a rendue rigide. Il est impossible aujour- d’hui de réussir à un concours sans maîtriser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. Un candidat qui ne sau- rait pas dire si le bout de texte qu’il a sous les yeux est «homo-» ou «hétérodiégétique», «singulatif» ou «itératif», à « focalisation interne » ou « externe », ne sera pas reçu, comme jadis il fallait reconnaître une anacoluthe d’une hypallage, et savoir la date de naissance de Montesquieu. Pour comprendre la singularité de l’enseignement supérieur et de la recherche en France, il faut toujours en revenir à la dépendance historique de l’université par rapport aux concours de recrutement des professeurs de l’enseignement secondaire. C’est comme si l’on s’était donné avant 1980 ce qu’il suffisait de théorie pour renouveler la pédagogie : un peu de poétique et de narratologie pour expliquer le vers et la prose. La nouvelle critique, comme l’histoire littéraire de Gustave Lanson quelques générations auparavant, s’est vite réduite à quelques recettes, trucs et ficelles pour briller dans les concours. L’élan théorique s’est figé dès lors qu’il a fourni quelque science d’appoint à la sacro-sainte explication de texte. La théorie en France fut un feu de paille, et le souhait que formulait Roland Barthes en 1969 : «La “nouvelle critique” doit devenir très rapidement un nouveau fumier, pour faire encore autre chose après» (Barthes, 1971, p. 186), ne semble pas s’être accompli. Les théoriciens des années soixante et soixante-dix n’ont pas trouvé de successeurs. Barthes lui-même a été canonisé, ce qui n’est pas le meil - leur moyen de garder une œuvre vivante et active. D’autres se sont reconvertis et se livrent à des travaux assez éloignés de leurs premières amours ; certains, comme Tzvetan Todo- rov ou Genette, sont allés voir du côté de l’éthique ou de l’esthétique. Beaucoup sont revenus à la vieille histoire littéraire, notamment par le biais de la redécouverte des 10 Le Démon de la théorie manuscrits, comme l’atteste la mode de la critique dite géné- tique. La revue Poétique, qui persévère, publie pour l’essen- tiel des exercices d’épigones, de même que Littérature, l’autre organe de l’après-68, de tout temps plus éclectique, accueillant le marxisme, la sociologie et la psychanalyse. La théorie s’est rangée et elle n’est donc plus ce qu’elle était : elle est là au sens où tous les siècles littéraires sont là, où toutes les spécialités se côtoient à l’université, chacune à sa place. Elle est casée, inoffensive, elle attend les étudiants à l’heure dite, sans autre échange avec les autres spécialités ni avec le monde que par le truchement de ces étudiants qui errent d’une discipline à l’autre. Elle n’est pas plus vivante que les autres, au sens où ce n’est plus elle qui dit pourquoi et comment il faudrait étudier la littérature, quelle est la per- tinence, l’enjeu actuel de l’étude littéraire. Or uploads/Philosophie/ compagnon-antoine-le-demon-de-la-theorie.pdf

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