Séance du 12 novembre 1929 DÉTERMINISME ET CAUSALITÉ DANS LA PHYSIQUE CONTEMPOR

Séance du 12 novembre 1929 DÉTERMINISME ET CAUSALITÉ DANS LA PHYSIQUE CONTEMPORAINE M. Louis de Broglie. – propose à l'examen de la Société les considérations suivantes : 1. L'idée classique du déterminisme des phénomènes physiques consiste essentiellement en ceci : connaissant l'état actuel du monde physique, il serait possible d'en déduire toute la suite de ses états futurs. Au point de vue mathématique, le déterminisme s'exprime en disant que les phénomènes de la Nature sont régis par des équations différentielles dont les solutions sont entièrement déterminées quand on connaît leurs valeurs et celles de certaines de leurs dérivées à un instant initial. 2. La conception déterministe des phénomènes naturels a paru longtemps suffisante. En particulier, elle s'est trouvée très fortifiée par le triomphe de l'atomisme dans diverses branches de la Physique, car il semblait que les corpuscules constituants ultimes de la Matière étaient soumis aux lois rigoureuses de la Mécanique de Newton améliorée par Einstein. 3. La découverte de phénomènes où les quanta interviennent et le développement subséquent de la théorie des quanta ont jeté un doute sur la possibilité de représenter les faits physiques par des images rentrant dans le cadre classique de l'espace et du temps, de décrire ces faits «par figures et par mouvements». En particulier la description à l'aide d'images spatio-temporelles des états stationnaires d'un atome et des transitions brusques qui font passer un atome d'un état dans un autre est apparue comme très difficile. Les travaux qui ont permis l'édification de la nouvelle Mécanique (Mécanique ondulatoire ou quantique) ont achevé de mettre en lumière ces difficultés. 4. L'idée fondamentale de la nouvelle Mécanique est que le mouvement d'un corpuscule ne peut être exactement décrit sans considérer une propagation d'ondes. Au début du développement de la nouvelle Mécanique, on a pu espérer qu'il serait possible de conserver une image du corpuscule conforme aux idées classiques : le corpuscule aurait été constitué par un petit train d'ondes qui, à l'échelle macroscopique, aurait pu être considéré comme ponctuel et se déplaçant suivant les lois de la Dynamique classique du point matériel, tandis qu'à l'échelle microscopique (par exemple dans l'atome), les dimensions du train d'ondes ne pouvant plus être 372 Philosophie des sciences négligées, les notions de trajectoire et de vitesse auraient perdu leur sens. Malheureusement cette conception, clairement exposée par M. Schrödinger, se heurte à des objections si graves qu'on doit aujourd'hui l'abandonner. D'autres tentatives faites pour concilier les idées fondamentales de la nouvelle Mécanique avec l'image classique du corpuscule ne peuvent pas non plus être considérées comme satisfaisantes. 5. En présence de cet échec, force est maintenant d'abandonner, au moins momentanément, les conceptions classiques de la Physique et d'adopter un point de vue tout nouveau qui a été surtout exposé par MM. Bohr et Heisenberg. L'onde de la Mécanique ondulatoire ne serait pas un phénomène physique ; elle serait seulement la représentation symbolique de l'état de nos connaissances sur un corpuscule ou un système de corpuscules. Une observation ne nous fournit jamais une connaissance tout à fait exacte de la position et du mouvement d'un corpuscule ; il y a toujours une certaine erreur possible et, d'ailleurs, toute observation trouble un peu ce que l'on veut observer. La nouvelle conception pose en principe que l'état de nos connaissances, après une observation, peut toujours être représenté par une onde de la façon suivante : l'intensité de l'onde en chaque point de l'espace mesure la probabilité pour que le corpuscule se trouve en ce point, et la composition spectrale de l'onde représente la probabilité relative des divers états de mouvements possibles du corpuscule. Les équations de propagation de la Mécanique ondulatoire permettent de suivre rigoureusement l'évolution de l'onde, c'est-à-dire l'évolution des probabilités à partir de l'instant qui suit la première observation jusqu'au moment où une deuxième observation vient nous apporter de nouveaux renseignements sur le corpuscule. L'état de probabilité après la seconde observation sera représenté par une nouvelle onde dont il faudra à nouveau suivre l'évolution. Dans cette nouvelle conception, la Physique n'a donc pas à déterminer la suite rigoureuse d'événements qui s'enchaînent ; elle peut seulement, à l'aide des renseignements fournis par des observations antérieures, dire à tout instant quels sont les événements possibles et leurs probabilités relatives. 6. L'ancien déterminisme mécanique supposait essentiellement que la position et l'état de mouvement d'un corpuscule pouvaient être entièrement déterminés (en principe, sinon en pratique) par une observation bien faite à un instant quelconque. Or, Heisenberg a montré que la nouvelle théorie entraîne nécessairement l'impossibilité de mesurer à la fois avec précision la position et la vitesse d'un corpuscule. Plus la mesure de la position est précise, moins exacte est III. Physique : 14. Louis de Broglie (12 novembre 1929) 373 la détermination de l'état de mouvement et inversement. Ce sont là les relations d'incertitude d'Heisenberg qui sont incompatibles avec le déterminisme classique. 7. Comment expliquer qu'à notre échelle le déterminisme des phénomènes physiques paraît rigoureux ? Tout simplement parce que, dans les cas usuels, la marge d'indétermination introduite par la nouvelle Mécanique n'est sensible qu'à l'échelle microscopique. À l'échelle macroscopique, elle est généralement si faible qu'elle ne correspond à rien de mesurable. En d'autres termes, à notre échelle, les erreurs expérimentales masquent complètement la petite indétermination essentielle des phénomènes et tout s'y passe comme si la Nature était régie par un rigoureux déterminisme. 8. Suivant cette conception si nouvelle, la Physique ne peut pas prédire les événements futurs avec exactitude. Elle dit seulement quels sont les événements possibles et leurs probabilités relatives. Chaque fois qu'un événement se produit, la Nature ferait donc une sorte de choix entre diverses possibilités ; quand un tel choix est effectué, les probabilités futures sont par là même restreintes, mais, d'ailleurs, parfaitement déterminées ; car si l'on ne peut plus parler de lois causales, il y a toujours des lois rigoureuses pour les probabilités. L'avenir dira si cette nouvelle façon de concevoir la Physique est définitive ou si l'on en reviendra de quelque manière au déterminisme. Mais dès aujourd'hui on est en droit de réfléchir sur les conséquences de ces idées nouvelles. Il appartient aux philosophes de voir si elles peuvent contribuer, dans une certaine mesure, à combler le fossé qui jusqu'ici semblait séparer artificiellement le monde matériel du mode moral, auquel l'idée d'un rigoureux déterminisme causal paraît si difficilement applicable. DISCUSSION M. Xavier Léon. – Une fois de plus notre Société française de Philosophie se plaît à rapprocher savants et philosophes. Elle est particulièrement heureuse d'accueillir aujourd'hui M. Louis de Broglie. Dans la voie ardue que suit l'esprit humain, embarrassé par l'accumulation de ses succès, par la perfection croissante de sa technique, votre thèse marque un tournant triomphal ; les investigations de la micro-physique portées jusqu'à l'intérieur de l'atome afin d'expliquer les phénomènes de rayonnement semblaient nous engager dans une impasse. Or, comme l'a dit Schrödinger, vous êtes venu donner l'impulsion à cet ensemble de travaux qui, sous le 374 Philosophie des sciences nom de mécanique ondulatoire, constituent une étape fondamentale dans l'histoire de la physique contemporaine en projetant une lumière inattendue sur la théorie révolutionnaire des Quanta. La crise dont vous allez nous entretenir s'y rattache étroitement. Déjà vous en avez fait la preuve dans un important article que vous avez bien voulu offrir à la Revue de Métaphysique et de Morale et je suis heureux de pouvoir annoncer qu'il paraîtra dans son prochain numéro1. En attendant il serait inutile d'en souligner l'importance devant les membres de notre Société ; c'est la conception maîtresse du Cartésianisme qui est remise en question, la conception du mécanisme universel dont s'était inspirée jusqu'ici la science moderne et qu'avait magnifiquement résumée Laplace. Avant de prendre parti les philosophes ont un intérêt majeur à entendre sur ce point capital la controverse des savants. Par une singulière fortune, il se trouve que notre Société a aujourd'hui l'honneur et le bonheur d'avoir pour hôte le penseur de génie qu'est le Professeur Albert Einstein. En vous remerciant, M. Einstein, d'avoir accepté, avec la simplicité et la bonne grâce que nous vous connaissons, d'assister à notre réunion, permettez-moi de vous rappeler que vous n'êtes pas un étranger parmi nous. En avril 1922, vous avez déjà bien voulu répondre à l'appel que vous avait adressé notre cher ami P. Painlevé, et ce fut une séance remarquée entre toutes dans les Annales de notre Société que celle où vous avez bien voulu répondre aux questions que vous posaient nos collègues. Nous n'attendons pas moins de la séance d'aujourd'hui. Permettez- moi, au nom de tous nos amis, de vous exprimer notre profonde gratitude et, puisque vous avez été souffrant depuis que nous ne vous avons vu, de nous réjouir du rétablissement d'une santé si précieuse à la science et à l'humanité. La parole est à M. Louis de Broglie pour son exposé. M. Louis de Broglie. – Je crois qu'il est assez intéressant d'exposer à la Société de Philosophie l'interprétation indéterministe de la Nouvelle Mécanique. Cette interprétation s'est développée indépendamment de mes travaux. Longtemps j'y ai été opposé. Je rappelle les idées que j'ai soumises uploads/Philosophie/de-broglie-l-1929-determinisme-causalite-physiquecontemp.pdf

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