Radicalités politiques Observatoire v r e bs O i l a c i d a R e r i o t a s ue

Radicalités politiques Observatoire v r e bs O i l a c i d a R e r i o t a s ue q i t i l o p s p é t i * Animateur du site ConspiracyWatch.info CONSPIRATIONNISME : UN ÉTAT DES LIEUX Rudy Reichstadt* Note n° 10 - Fondation Jean-Jaurès Observatoire des radicalités politiques - 24 février 2015 es attentats de Paris des 7 et 9 janvier 2015 ont eu un effet collatéral inattendu : la désignation, de la part des plus hautes autorités de l’État, du conspirationnisme comme problème public. Le 27 janvier 2015, dans son discours prononcé pour le 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, le président de la République a ainsi affirmé que « le complot, le soupçon, la falsification » étaient parmi les principaux ressorts de l’antisémitisme et que « les théories du complot […] ont, dans le passé, conduit déjà au pire », exhortant à se « souvenir que c’est d’abord par le verbe que s’est préparée l’extermination ». Quelques jours plus tôt, dans un contexte marqué par la remise en cause, sur Internet et jusque dans les salles de classe, de la véracité de la « version officielle » des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, avait fustigé sans ambages ces « théories du complot qui sont en train de miner notre jeunesse » tandis que la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, les qualifiait de « ferments de haine et de désintégration de la société ». Inédite, cette condamnation du conspirationnisme pourrait constituer l’amorce d’un tournant dans la manière d’envisager les multiples ratiocinations complotistes qui accom- pagnent désormais presque rituellement l’annonce d’une actualité choquante ou marquante. Les théories du complot ont en effet pu proliférer dans une indifférence politique et médiatique traduisant une certaine réticence à leur faire une publicité indue, si tant est que toute tentative visant à les démentir ou les réfuter s’expose au risque de les répandre. Mais l’analyse critique du conspirationnisme est loin d’avoir toujours bonne presse, jusqu’à être parfois caricaturée en « complophobie »1. Le conspirationnisme bénéficie en effet d’une relative indulgence, voire d’une complaisance de la part d’une partie du champ intellectuel prompt à voir dans le mot qui le désigne un « concept frauduleux »2 ne renvoyant à aucune réalité tangible et dépourvu de toute valeur heuristique. L 1. Alain Garrigou, « Vous avez dit complot… », blog.mondediplo.net, 21 juin 2011. 2. Guillaume Weill-Raynal, Les Nouveaux désinformateurs, Armand Colin, 2007. L’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès est une structure de recherche animée par le politologue Jean-Yves Camus et dédiée aux dynamiques radicales – politiques, religieuses… – qui travaillent les sociétés européennes et mettent à mal le paradigme de l’humanisme égalitaire. Son objectif est notamment de dessiner une cartographie dynamique de ces mouvances extrêmes dans leurs dimensions électorales, idéologiques et activistes, en inscrivant les événements récents dans leur temps long. CONSPIRATIONNISME : UN ÉTAT DES LIEUX Note n° 10 - Fondation Jean-Jaurès Observatoire des radicalités politiques - 24 février 2015 La querelle sémantique peut paraître byzantine. Elle révèle pourtant le fond du débat. Chez certains tenants d’une approche militante des sciences sociales, le « conspiration- nisme » ne serait rien d’autre qu’une étiquette infamante visant à réduire au silence ceux qui entreprendraient de s’intéresser aux ressorts cachés de la domination. Le terme de « théorie du complot » est ainsi soupçonné d’être une arme dirigée contre la sociologie du dévoilement, créée artificiellement dans le but de disqualifier la « critique sociale ». Cette objection, portée notamment par Luc Boltanski3, pointe aussi bien les limites de cette « expression mal formée »4 de « théorie du complot » que son indéniable pouvoir de disqualification. Reste que ce concept, pour imparfait qu’il puisse paraître, ne se serait peut-être pas imposé dans le langage courant5 s’il ne désignait un phénomène ayant quelque rapport avec la réalité. Le conspirationnisme n’a longtemps suscité de ce côté-ci de l’Atlantique qu’une attention et un intérêt limités de la part des chercheurs en sciences sociales ou des historiens. Aux États-Unis au contraire, il a fait l’objet d’une très abondante littérature savante depuis les années 1960. Tandis que le mot « conspirationnisme » a fait son entrée en 2011 dans un dictionnaire français6, les occurrences de l’expression « théorie du complot » se sont singulièrement multipliées depuis la fin des années 1990, investissant les lexiques politique, universitaire et médiatique7. Le conspirationnisme peut se définir comme une tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement choquant et/ou dramatique (catastrophe naturelle, accident industriel, crise économique, mort d’une personnalité, attentat, révolution…) à un inavouable complot dont les auteurs – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité. Une théorie du complot consiste par conséquent en un récit « alternatif » qui prétend bouleverser de manière significative la connaissance que nous avons d’un événement et donc concurrencer la « version » qui en est communément acceptée, stigmatisée comme « officielle ». Le conspirationnisme, entre archaïsme et modernité Le conspirationnisme est un phénomène ambivalent, qui traduit à bien des égards une survivance de la pensée magique tout en s’inscrivant pleinement dans la modernité. Pierre- André Taguieff suggère qu’il répond à un besoin de « réenchantement du monde », selon l’expression forgée par Peter L. Berger. Karl Popper y voyait quant à lui une « sécularisation www.jean-jaures.org 2 3. Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, NRF essais, 2012. 4. Dans son Court traité de complotologie (Mille et une nuits, 2013), Pierre-André Taguieff parle ainsi de « l’expression mal formée “théorie du complot” » qu’il qualifie de « malheureuse et trompeuse ». « Plutôt que de “théorie du complot”, pour être rigoureux, il faudrait utiliser judicieusement les expressions suivantes, en allant du moins élaboré au plus élaboré : rumeur de complot, peur d’un complot, hypothèse du complot, imaginaire du complot, idéologie du complot, mythe ou mythologie du complot ». 5. Elle est par exemple utilisée pour la première fois dans Le Monde dans un article daté du 7 octobre 1966 évo- quant l’assassinat du président Kennedy. Les occurrences commencent à se multiplier à partir des années 1980. 6. Le Petit Larousse illustré 2012 puis Le Petit Robert 2014. 7. « Théorie du complot » est la traduction en français de conspiracy theory dont la première occurrence apparaît semble-t-il dans The Journal of mental science en 1870. On en trouve une seconde occurrence dans un article de The American Historical Review en 1909. Karl Popper reprend le terme à son compte en 1948 dans le texte de sa conférence au Xème congrès international de philosophie à Amsterdam, intitulée « Prédictions et prophéties dans les sciences sociales ». CONSPIRATIONNISME : UN ÉTAT DES LIEUX Note n° 10 - Fondation Jean-Jaurès Observatoire des radicalités politiques - 24 février 2015 des superstitions religieuses » où « les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes »8. De fait, le mythe du complot mondial tient d’un providentialisme laïcisé qui substitue à la main de Dieu celles de marionnettistes en chair et en os s’ingéniant à tirer les ficelles du monde dans les coulisses. Surtout, le conspirationnisme partage avec la science moderne l’idée que la vérité n’est pas donnée immédiatement, qu’il faut aller la chercher derrière les apparences, que les dogmes et les paroles officielles méritent d’être questionnés. Le complotisme se réclame ainsi du doute. Il se présente à nous paré des atours prestigieux du scepticisme et de la pensée critique alors même que la mentalité conspirationniste ressortit à une forme de pensée antiscientifique. Comme l’a mis en évidence une étude de psychologie publiée en 2013, les tenants de la théorie du complot sont plus susceptibles que les autres de rejeter des faits ou des consensus scientifiques comme l’alunissage ou le réchauffement climatique9. De plus, en s’affranchissant de la charge de la preuve, le complotiste immunise son discours contre toute critique, l’impossibilité à prouver catégoriquement le complot étant retournée en signe de la toute-puissance du complot. Mais le conspirationnisme a aussi partie liée avec notre imaginaire démocratique contem- porain. Raoul Girardet compte ainsi le mythe de la Conspiration au nombre des quatre grands mythes politiques10 qui structurent les grandes doctrines des deux derniers siècles. Comme l’a en outre perçu François Furet dans sa réflexion sur la Révolution française11, l’idée du complot « est propre à séduire à la fois une sensibilité morale à fond religieux, habituée à considérer le mal comme produit par des forces cachées, et la conviction démocratique nouvelle, selon laquelle la volonté générale, ou nationale, ne peut rencontrer d’opposition publique des intérêts particuliers ». De sorte que « le complot recompose […] l’idée d’un pouvoir absolu, abandonné par le pouvoir démocratique. Mais à la suite du transfert de légitimité opéré, qui est le signe même de la Révolution, ce pouvoir absolu est désormais caché, quoique redoutable, alors que uploads/Philosophie/ conspirationnisme-un-etat-des-lieux.pdf

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