Monique David-Ménard La folie dans la raison pure In: Les Cahiers du GRIF, N. 4

Monique David-Ménard La folie dans la raison pure In: Les Cahiers du GRIF, N. 46, 1992. Provenances de la pensée femmes/philosophie. pp. 41-45. Abstract Monique David-Ménard shows how the idea of her book, La folie dans la raison pure, Kant lecteur de Swedenborg, took shape. Taking as an example a great philosophical thought, she makes understandable how psychoanalysis raises new questions in philosophy. She demonstrates how a metaphorical proximity between the dialectical, more precisely antinomical, structure of reason in Kant, and the structure of paranoiac thinking such as describeb by Freud, can be transformed into a clue for reading this philosopher and tested by the specific consistency and organisation of his thought. Citer ce document / Cite this document : David-Ménard Monique. La folie dans la raison pure. In: Les Cahiers du GRIF, N. 46, 1992. Provenances de la pensée femmes/philosophie. pp. 41-45. doi : 10.3406/grif.1992.1858 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1992_num_46_1_1858 La folie dans la raison pure Sur la genèse d'un livre Monique David-Ménard On présente habituellement la pensée rationnelle comme neutre par rapport aux conditions subjectives de sa production. L'idée même de l'universalité de la raison consiste dans l'affirmation selon laquelle la prééminence de la rationalité réside dans la définition d'un lieu de pensée où tous les humains se retrouvent quels que soient leur sexe et les particularités de leur vie imaginaire et fantasmatique. Et certes, il n'est pas question de nier que la pensée rationnelle puisse être comprise par tous dans le registre d'intelligibilité où elle se donne. La réussite de toute grande pensée philosophique est certainement de pouvoir être énoncée et présentée indépendamment de l'histoire de sa formation. Et pourtant, même dans les textes les plus rigoureux du point de vue de cette autonomie que peut acquérir la pensée par rapport à ses conditions subjectives, c'est-à-dire historiques, de production, j'ai peu à peu découvert qu'il n'en était rien, et que la pensée rationnelle, par exemple celle d'Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure était traversée, travaillée par des thèmes inconscients, par un processus de refoulement dont le texte et l'uvre même, ce qui permet de comprendre comment et à quel prix se constitue l'impassibilité de la raison philosophique. Il sera donc ici question d'histoire, - et d'une double manière : dans l'objet qu'est la philosophie théorique de Kant, on fera apparaître le rapport entre un résultat, la forme achevée d'une théorie de la connaissance, et une genèse dont le résultat garde les traces écrites ; dans la recherche qui fut la mienne aussi, et qui décrit l'histoire par laquelle j'ai été amenée à découvrir dans Kant un tout autre Kant que celui qu'on m'avait appris à lire, parce que je me suis mise à être attentive à des détails négligés de son uvre. L'histoire de cette recherche ne coïncide pas avec celle de son objet. Mais elle suppose que la méthode de lecture tombe juste : si je m'autorise à lier dans ma lecture, les méthodes classiques de l'histoire de la philo sophie à l'attention autre qui vient de l'écoute analytique, c'est aussi parce que le débat entre les pensées inconscientes et la rationalité m'ont parues non étrangères 4\ au texte kantien lui-même. Si je ne partagais pas avec Kant une certaine conception de la rationalité dont je peux analyser sur une autre scène, le caractère défensif, je n'aurais pas eu l'idée de mettre à l'épreuve mes hypothèses de lecture. Partons donc d'un premier exposé de la philosophie kantienne, qui est pour ce der nier une formulation seconde, faite après coup, de sa pensée : dans les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, en 1783, Kant donne une présentation pédagogique de ce qu'il a avancé deux années plus tôt dans la Critique de la raison pure. Tout professeur de philosophie a, en effet, l'expérience de la facilité qu'offre l'exposé de 1783 comme voie d'accès à la philosophie transcen- dantale. La pensée de Kant s'y définit comme l'arbitrage d'un débat entre idéalisme et empirisme, entre Leibniz et Hume : si toute la Critique prend sens autour de la ques tion : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » Cette question n'a de sens que par rapport à Leibniz pour qui les propositions scientifiques sont analytiques et a priori, et par rapport à Hume pour qui, puisque l'idée de cause est magique, les propositions scientifiques sont toutes synthétiques et a posteriori. Kant écrit d'ailleurs lui-même une brève histoire de sa pensée : « Je l'avoue franche ment ; ce fut l'avertissement de David Hume qui interrompit d'abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique, et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une tout autre direction » '. J'avais lu cette affirmation de sincérité mille et une fois, sans y chercher autre chose que ce qui s'y trouve énoncé, et sans prêter attention à la solennité de cette déclaration de franchise. Retenons seulement qu'en effet, la pensée de Kant peut se présenter avec cohérence et vraisemblance comme la résolution d'un débat entre idéalisme dogmatique et empirisme. Mais en même temps, ce premier registre de la pensée kantienne, qui a son intelligibilité propre et qui peut être transmise telle quelle, nous allons le considérer comme l'élaboration secondaire d'un rêve qui se présente comme raisonnable. La raison d'une telle déci sion appartient à l'histoire de cette recherche. Une année où je faisais, pour des étudiants en philosophie, un cours sur la raison, j'avais été amenée à relire la seconde partie de la Critique de la raison pure, que Kant nomme « Dialectique transcendantale » et où il s'applique avec patience à décrire - on dirait aujourd'hui à déconstruire -, les illusions de la raison c'est-à-dire les raiso nnements nécessaires mais aussi nécessairement illusoires dans lesquels la pensée s'empêtre lorsqu'elle réfléchit aux thèmes traditionnels de la métaphysique : l'âme, le monde, et Dieu. Plus précisément, en expliquant les textes concernant la troisième antinomie, celle qui porte sur la question de savoir si le monde, pris comme totalité, doit être dit libre ou causé par autre chose que lui-même, l'idée curieuse me vint que ce que Kant décrivait sous le titre de structure antinomique de la raison présentait une ana logie troublante avec ce que Freud, dans un tout autre champ, décrit comme struc- 42 ture de la pensée paranoïaque. J'avais à la même époque, en analyse, un patient paranoïaque dont la cure s'achevait par une violence verbale quotidienne, et des menaces de mort, depuis qu'il avait été amené à revivre et à dire, dans mon cabinet de travail, une scène de son histoire qui lui faisait horreur. À partir de ce moment, j'étais devenue pour lui l'objet haï, et dans les moments où sa violence ne m'attei gnait pas trop, j'en venais à me dire que, ce qui permettait à présent à cet homme de vivre et de travailler, c'était que je fusse devenu cet objet d'horreur. Or, c'était juste ment le statut de cet objet que j'étais devenue, et sur lequel mon patient s'archar- nait, qui me faisait penser de façon lancinante à l'autre auquel s'affronte et que veut détruire chaque parti dans l'antinomie de la raison pure décrite par Kant... Il conven ait de considérer avec prudence un tel rapprochement, qui n'était après tout peut- être que mon délire personnel, mais il était nécessaire d'examiner la chose de plus près, et de voir si cette intuition peut-être délirante pouvait se transformer en hypo thèse de lecture du texte philosophique en question, et aussi si cette hypothèse pouvait être mise à l'épreuve. Je comparai donc, aussi précisément que possible, la structure de la raison dans les « antinomies de la raison pure », et la pensée paranoïaque dans l'expérience du transfert. Dans la seconde partie de la Critique de la raison pure, E. Kant décrit, parmi les impasses de la raison, ce qu'il nomme antinomies. La troisième antino mie, la plus célèbre, met face à face la thèse, affirmant qu'il y a une cause libre et l'antithèse soutenant qu'il n'y a pas de liberté, mais que tout arrive suivant des lois naturelles. Précisons les termes du conflit. La thèse affirme que « la causalité déter minée par des lois de la nature n'est pas la seule d'où puisse être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d'admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre ». L'antithèse rétorque : « Il n'y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles ». Dans ce face à face des positions de la raison, Kant montre d'abord qu'il est rationnellement impossible de choisir l'un ou l'autre parti : chacun peut raisonner pour prouver ce qu'il avance et le fait avec cohérence sans parvenir par là à ruiner le parti adverse, car ce dernier déploie lui aussi, sa logique propre avec cohérence, et défait les prétentions de la thèse. La preuve, ici, ne suffit donc pas à prouver, car elle s'exerce sur un terrain où le vrai et le faux ne se partagent pas par une relation de disjonction exclusive. uploads/Philosophie/ monique-david-menard-la-folie-dans-la-raison-pure-inles-cahiers-du-grif.pdf

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