Nicolás Alvarado Poésie et philosophie chez Alain Badiou Couverture : Photo de

Nicolás Alvarado Poésie et philosophie chez Alain Badiou Couverture : Photo de Juan Luis Gastaldi Une première version de ce texte a été présenté dans le cadre du programme « Philosophie et critiques contemporaines de la culture », Université Paris 8, 2007-2008. Il a été fait avec le soutien du Programme Alßan, Programme de Bourses de Haut Niveau de l’Union Européenne pour l’Amérique Latine, bourse no E07M403005CO” Et, peut-être, les mâts, invitant les orages Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots… Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ! Stéphane Mallarmé « Brise Marine » TABLE DE MATIÈRES Introduction………………………………………………………………………..… 5 Première partie : la philosophie et la question de ses conditions……………..……. 11 1. La définition de la philosophie………………………………….11 2. Les conditions effectives : le monde, le désir……………..….....16 3. Qu’est-ce qu’une condition (de la philosophie) ?........................ 22 4. Le quatrième nœud : L’inesthétique et la singularité de la procédure artistique ………………………………...…….....… 27 Deuxième partie : L’art, ou plus précisément le poème ……………………….…... 39 1. Le critère de la différence entre les arts ………………………... 39 2. La place du poème dans L’Être et l’Evénement …………......…. 46 3. Les formes de l’écriture : Rimbaud – Beckett – Mallarmé……... 64 Coda…………………………………………………………………………...……. 80 Conclusions ………………………………………………………………………… 85 Annexe ……………………………………………………………………………... 89 Bibliographie ……………………………………………………………………….. 92 INTRODUCTION Il est certain que les philosophies contemporaines ne cessent de s’interroger sur la spécificité de leurs opérations face à des activités différentes, distantes et irréductibles. Le rapport entre la philosophie et la poésie constitue un des domaines où cette interrogation devient radicale et décisive. Par exemple, l’importance du poème comme « projet éclaircissant de la vérité » est inéluctable si l’on veut comprendre la critique de la métaphysique chez Heidegger. Tout comme la question du glissement poétique est essentielle pour (dé)construire la philosophie chez Derrida. Et la première partie du beau texte de Deleuze sur Proust ne s’achève-t-elle sur une « nouvelle image de la pensée », en disant qu’« il se peut que la critique de la philosophie, telle que Proust la mène, soit éminemment philosophique » ? Ainsi, la pensée de la littérature s’avère comme un lieu exemplaire d’une réflexion philosophique sur les limites de la philosophie. Cette affirmation représente, pour nous, une évidence initiale incontournable : la littérature n’est pas, pour la philosophie, un répertoire d’objets à analyser. Elle n’est pas non plus un catalogue de figures rhétoriques d’où la philosophie prendrait des ornements pour nuancer la tonalité de son processus conceptuel, désormais indépendant. La littérature est un acte de la pensée, et non son déguisement artistique. Et cette pensée qui est l’œuvre littéraire elle-même, quand elle est pensée à son tour par le philosophe, se transforme en « défi et blessure » de la philosophie. Autrement dit, le rapport entre la philosophie et la poésie est une question grave, car « il y va de l’existence de la philosophie, et non de son seul style »1. L’œuvre d’Alain Badiou représente une des initiatives actuelles les plus intéressantes à cet égard. Elle est intéressante dans la mesure où il s’agit d’une philosophie qui formule explicitement les liens entre l’exercice conceptuel et des conditions non-philosophiques. Cette philosophie bâtit un espace de la pensée tendu par l’émergence de procédures de vérités hétérogènes. Selon Badiou, la philosophie doit préparer le lieu de la pensée où puissent se rassembler la simultanéité hétéroclite des productions inventives de la science, des révolutions politiques, des déclarations amoureuses et des transformations artistiques. Et pourtant, la philosophie n’est pas la sommation ou la totalisation de ses conditions (le mathème, le poème, l’amour et la 1 Badiou, Alain, « Le recours philosophique au poème » dans Conditions, Paris, Seuil, 1992. p. 95. 5 politique). Elle est plutôt, selon Badiou, l’espace réflexif qui offre la possibilité d’une circulation conjointe des quatre procédures différentes. Dans ce sens, la philosophie est une pensée de l’hétérogénéité des lieux de la vérité. On y reviendra plus tard. Pour l’instant il nous suffit d’affirmer que le propos de ce travail est d’aborder la question du rapport entre la philosophie et la poésie chez Badiou, en restant fidèles aux deux caractéristiques que nous venons d’énoncer : (1) la question de la poésie est grave dans la mesure où elle est littéralement déterminante pour la philosophie, et (2) la question a comme enjeu l’hétérogénéité de la vérité, car elle fait partie de la doctrine des conditions. Ce propos que nous plaçons au début de notre travail a impliqué aussi certaines contraintes méthodologiques. Peut-être la plus étonnante est la réduction que nous avons faite du corpus badiousien. De sa vaste production, nous n’avons gardé que ses textes philosophiques, en laissant de côté sa production romanesque (Portulans, Calme bloc ici-bas) et théâtrale (la trilogie Ahmed le subtil, Ahmed philosophe, Ahmed se fâche, L’écharpe rouge, Les Citrouilles). Quelqu’un pourrait nous objecter que de cette façon nous étouffons la singularité de la littérature dans l’œuvre de Badiou. Nous n’en croyons rien. Certes, les travaux sur les intersections entre l’œuvre littéraire et la production philosophique chez Badiou sont très importantes, et ils peuvent révéler des traits inouïs de sa philosophie2. Il s’agit d’une direction que nous contemplons aussi comme une suite possible de nos recherches. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille placer le poétique dans l’œuvre de Badiou seulement dans ses écrits littéraires. Nous affirmons, au contraire, que même si Badiou n’avait pas écrit de romans et de pièces théâtrales, la poésie resterait une des composantes fondamentales de son orientation philosophique. Dans ce cas, la poésie est prise en tant qu’opérateur intraphilosophique. Mais nous avons fait une autre réduction du corpus, peut-être aussi délicate que la première. Parmi les textes philosophiques de Badiou on n’a travaillé que ceux qui vont de la fin des années 80 (après 1988) jusqu’au début des années 2000. C'est-à- dire, la période qui s’ouvre avec l’Être et l’Événement (1988) et qui conclut avec l’apparition de Logiques des mondes (2006). Or, l’art était déjà présent comme inquiétude philosophique dès les années 60, où il écrit l’article « L’autonomie du 2 Je pense notamment au très bel article de Quintin Meillassoux sur le rapport entre L’Être et l’Événement et le roman Calme bloc ici-bas. Cfr, « Nouveauté et événement » in Penser le multiple, textes réunis et édités par Charles Ramond, L’Harmattan, 2002. p. 477. 6 processus esthétique » apparu en 1966 dans Cahiers Marxistes-Léninistes. Et dans sa Théorie du sujet de 1982, la figure de Mallarmé jouait déjà un rôle essentiel. Enfin, cet intérêt demeure présent, mais avec quelques nuances, dans son livre Logiques des mondes. Alors, la question est évidente : pourquoi faire cette coupure des textes à travailler ? La première réponse est plutôt prosaïque : faire l’historique de l’évolution de la pensée de Badiou, depuis ses premiers textes jusqu’aujourd’hui, est une tâche qui dépasse la portée de cette étape de notre recherche. Mais cette réponse, même si elle est valable, laisse sans justification le choix qu’on a fait de la période à analyser. Or, ce choix a une raison strictement philosophique et pas seulement méthodologique. Il s’agit de l’introduction du concept de l’événement, qui dans les textes postérieurs à Peut-on penser la politique ? (1985) remplace le dispositif dialectique à l’œuvre dans la Théorie du sujet. Avec la notion d’événement, Badiou eut les outils conceptuels nécessaires pour construire une doctrine de la vérité dans laquelle celle-ci est une partie indiscernable d’une situation quelconque. Pour construire ce sous-ensemble générique d’une situation (sa vérité, sa partie indiscernable) il faut toujours, nous dira Badiou dans l’Être et l’Événement, commencer par une intervention militante qui énonce que quelque chose a eu lieu et que celle-ci a interrompu l’ordre homogène de l’être. Cette intervention est, en fait, une nomination illégale, une mise en circulation d’un signifiant étranger à la langue de la situation. Après la nomination un processus est nécessaire pour décider quels éléments seront rapportés ou non à ce signifiant surnuméraire. Ce processus s’appelle, dans le langage de Badiou, la fidélité à l’événement. Le sous-ensemble construit à partir des termes qui ont été positivement liés à ce nom est donc une vérité générique. Dans ce cadre très précis, dans la méditation 31 qui porte sur « l’être de la vérité », Badiou annonce que la philosophie est conditionnée par les procédures fidèles de son temps. Autrement dit, la notion de vérité et son origine événementielle sont fondamentales pour soutenir la doctrine des conditions, donc l’hétérogénéité des vérités. Alors, il est clair que si l’on veut que la question de la poésie et son rapport à la philosophie soit prise dans la radicalité de l’enjeu de l’hétérogénéité des formes de la pensée, il est nécessaire de suivre la construction de l’ontologie déployée dans L’Être et l’Événement. Il reste alors à savoir pourquoi ne pas prendre aussi l’extension catégorielle que Badiou travaille depuis ses Logiques des mondes. L’un des traits les plus 7 remarquables de cette nouvelle théorie, qui propose un passage de l’ontologie du multiple pur à une logique de son apparaître, est l’autocritique que Badiou uploads/Philosophie/ alvarado-nicolas-2008-poesie-et-philosophie-chez-alain-badiou.pdf

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