ALAIN DE LIBERA (EcolC pratique des HautcS Etudes. Paris) LE LATIN, VÉRITABLE L
ALAIN DE LIBERA (EcolC pratique des HautcS Etudes. Paris) LE LATIN, VÉRITABLE LANGUE DE LA PHILOSOPHIE? Denièrc cette question, d'apparence simple, se cache, pour parler cOmme Platon, un essaim de problèmes. Le premier est sans doute le plus redoutable : de quel latin parlc-t-on 1 Du latin classique, mtdiéval, moderne - du n6>-latin '! Parlc-t-on du latin de Boèce, de celui de Thomas d'Aquin, de celui de Descartes, de Leibniz, de Spinoza, ou de celui de Wolff, de Baumganen et de Kant 1 Parlc+ou du latin scientifique, celui de la sckncc en aain de se faire, langue vivante et outil de la recherche ou du latin didactique, instrument docile, mais mon, d'exposition d'une science déjà faite 7 Interrogation banale, attendue, mais qui ouvre sur un second problème:Poscr la question du statut du latin comme vbitable langue philosophique, c'est inéluctablement poser celle de la philosophie véritable et, par là-même, c'est avoir à s'expliquer sur cc que l'on entend v~ritablcment par philosophie. Ce que laisse entendre cette remarque, c'est qu'il y a un moment où le latin cesse d'être une langue de la philosophie pour devenir la langue de la taxinomie - wur ne pas dire de la taxidennie - philosophique, un moment où, en· somme, le latin passe du statm de langue philoso- phiquement vivante à celui de langue philosophiquement monc. Certains seront tcnt~s de dater cc moment - ils diront, par exemple, qu'il coi'ncide avec l'âge mur de la philosophie n~oscolascique ou, pourquoi pas ? , avec son projet même. Nous ne les suivrons pas sur cc terrain. Que la philosophie néoscolastiquc s'&:rive en latin ou en français ne change rien à cc qu'elle est- ou n'est pas- comme phil. osophie, non seulement parce que même rédigtc en français, elle continue de penser dans le latin de l'Ecole, mais parce qu'elle cnD"etient avec l'activité philosophique Je même rapport quel que soit l'idiome dans lequel clic s'~nonce. En d'aul:fCS termes, là où il y~ pluralit~ de langues philosophiques, là où le latin coexiste avec le vernaculaire, c'est le philosophe qui compte, lui d'abord, et lui seul: l'œuvre Jarine de 2 A.DELmERA Descancs est aussi can~cnnc que son œuvrc françoist: et. les deux sont aussi philosophiques l'une que l'autre, car clics s'inscrivent dans le ~me projet d'ensemble. Ce qui sépare les 6crits latins précritiqucs de Kant et la Kriâk cür reine" Venuurft ne tient pas à la nature de la langue, mais aux circonstances de la production des œuvres, à.leur adresse sociale, à la nature de leur lectorat, à la fonne institutionnelle du débat qu'elles soutiennent avec leur temps, à leur contenu, enfin, et à la visée philosophique qui l'anime. n ne saurait donc être question de séparer deux intitulés de la pr6sentc Communication, un explicite et un implicite : la question «Le latin, véritable langue de la philosophie ? ,.. s'entend aussi bien sous la forme: •Le latin, langue de la véri1able philosophie? it, les deux sorit liées, les deux n'en font, philoso· phiquemcnt, qu'une. Poser la question du statut du latin comme langue authentique de la philosophie, c'en aussi poser, d'une certaine manière, la question de la place du Moyen Age en histoire de la philosophie. Une partie du discr6dit qui entoure encore, ici ou là, le latin philosophique tient au fait qu'il est l'objet d'une double réduction : la prcmi~ consiste à le réduire au latin m&Jiéval, la seconde à réduire le latin rmdiéval à celui de la scolastique. La pluralité des latins médiévaux - dont témoigne la diversité des communications aujourd'hui proposées - est ainsi ~connue systématiquement : pluralilé des Ages de la latinitas, des fonnes littéraires et des traditions textuelles où elle prend corps. phmùité des disciplines, donc aussi des codes et des lexiques qui détenninent son champ de productivité. Cette méconnaissance participe d'une ~onnaissance plus large: celle de la pluralité des mondes médiévaux. Reste que l'on ne peut aller d'un extrême à l'autre et, sous prétexte de •faire face à cc que P. Vignaux appelait d'urrmot heureux« la diversité iebclle ,., mettre le latin scolastique au ban de la latinitas. Les présentes journées nous invitent à remonter " aux origines du lexique philosophique curo~en,. - cc faisant, il me semble qu'elles nous incitent à tenter de suivre dans la langue, ou plutôt dans les langues, le long mouvement d'acculturation que désigne à merveille l'expression latine de tran.s/atio studioruml. Du grec ou latin d travers 1 Sur cc thème, c· r. A.G. JONGUES, c Translatio s11ulii: les avatars d'un thème mtdi~val •, in Misallanea Mediaevalia in memoriam Jan Frederil: Niermeyer, LE LATIN, VÉUTABŒLANOUE DE LAPHll.OSOPHIB 7 /'arabe er le syriaq~. tel est le mouvement. traet ici par plusieun contributions, qui ouvre l'espace des vn.ies questions. Ce mouvement est celui de la tradition philosophique, de l'histoire ·de la philosophie, il est la philosophie meme, telle qu'elle se pratique et se constitue de la fin de I 'Antiquit6 tardive à la Renaissance humaniste. Le latin sc_olastique est une des figures de la translatio studiorum et une des figures de la latiniras. C'est parce qu'il est la lang!1e d'une phase singulière de l'acculturation philosophique de l'Europe que l'on peut parler aujourd'hui d'un lexique philosophique europten. Car, et cc sera notre dernier préalable, l'existence d'un tel lexique pose elle même un problème. Il y a une pluralit6 de lexiques philosophiques europ6ens : un lexique de l'allemand, un de l'anglais, un de l'italien, du français. de l'espagnol, sans parler des lexiques propres aux auteurs, qui, au sein de chaque langue et soutenant avec elle un rapport chaque fois personnel et · historique0·cr6ent leur propre terminologie - Geisr, Mind, Spirito, Esprit ne sont pas de simples «synonymes•, non plus que Bewussr- sein, Consciousness, Consopevolezza et Conscience, et le traducteur de Hegel qui rend Gtist par Mind ne die pas le même chose qu'un philosophe d'Oxford parlant aujourd'hui de Philosophy of Mind. Le latin scolastique, en revanche, ne pose pas le même type de problèmes : c'est la langue d'une communaut~ scientifique trans-linguistique, une langue technique, tcchnicis6e, qui panage avec le grec et l'arabe le privilège d'être, pour sa sphère géo-culturelle propre, une langue unique ou, du moins, hég6monique. C'est, dans une large mesure, la langue d'une institution sans frontières linguistiques visibles, l'Universit6, la langue d'une corporation qui, dans le cadre institutionnel qui lui est propre, est panout la ~me 01' . au moins, maximalemcnt semblable. La question des origines des lexiques philosophi<!ues euro~ens touche Groningue, 1967, pp. 41-51; S. LustONAN, c La IOpique de la tTaASlatio nwdii et les traductions françaises de textes savants au XJve sitclc »,in Trodw:rion e~ Trodw;teJITS a.11 Moye1t Age. Actes dw col1Qq.11e ituema1i.oMI du CNRS org011i.sl d Paris.l11Sri1Jll M recherche et d'histoire du textes. les 26-28 mai 1986, M. par G. CoMTUflNB (Documents, ~luOOJ el répenoirc$ publiés par l'Institut de recherche et d'histoire des textes), Paris, 1989, pp. 303-315; FJ. Woun1.ocx:., c Translatio arti.11111. Ober die Herk.u11f1 und. Entwick.lung ciner kulturhistorischen Thcorie •, in Archiv far Kwluugeschichte, 41 (1%5), pp. 1-2'1. A.DELIBERA donc à celle des origines de la pensœ philosophique ~cnne - les deux renvoyant l l'histoire des institutions scolaires et des teehniques d'enseignement. La.issant de cô~ d'autres facteurs. il me semble que les lexiques philosophiques europ!ens fon11Cnt un seul lexique en fonction des relations d'origine qu'ils soutiennent avec le lexique scolastique, avec cet état singulier de la langue latine qu'est le latin scolastique. Il ne faut donc pas s'étonner que la question de la traduction soit au ca:ur de nos joUl'Tl6es : la rranslario studiorum est avant tout traduction. Les médiévaux n'ontjamais douté que le latin ne ~néficiit du statut de langue de la philosophie. En tant que langue véhiculaire d'une science et d'une sagesse, il est d'autant plus facilement égalé à l'hc!brcu et au grec que la maitrise rttlle de ces deux idiomes est peu rc!pandue. Les nombreuses et venimeuses anaques de Roger Bacon contre l'A.ristoteles latinus ne visent pas le latin en f:&llt que .tel, mais la médiocrité aUéguU des traductcurs2• Bacon lui-meme est si c!loignc! de pCnser que le latin ne soit pas une langue philosophique de plein exercice qu'il rejette toute possibilîté de philosopher en l'une de ces langues que l'on dit «vulgaires•. 11 faut se rendre à l'évidence, pour ceux qui se nomment eux-mêmes Larini, par opposition aux grecs et aux arabes, le latin est la langue de la philosophie et de la théologie, et il est si clairement trigé en langue de la philosophie qu'on le voit, bie'n souvent, hypostasié 'en une sone de langue de la pcns«:. L'essor des ans du langage au xne sittlc, puis de la logique 'et de la grammaire s~ulative à l'âge scolastique est d'abord celui du latin. Dans sa partie 'initialement la plus neuve. la Kmantique des termes, tk propri~tatibus terminorum, la logique médiévale est moins une Sprach/ogik, comme le disait M. Grabmann, que la sémantique philosophique d' une langue mi-naturelle mi- artificicllc, le latin technique de la disputatio. Le choix du vernaculaire qui marque certains gestes de rupture, comme celui accompli par Dante ' dans le Convivio, a d'abord une signification sociologique, politique, uploads/Philosophie/ de-libera-le-latin-ve-ritable-langue-de-la-philosophie.pdf
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- Publié le Aoû 01, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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