BRAUNSTEIN, J. Bachelard, Canguilhem, Foucault: Le "style français" en épistémo

BRAUNSTEIN, J. Bachelard, Canguilhem, Foucault: Le "style français" en épistémologie. In: WAGNER, P. (dir.) : Les philosophes et la science. Paris, Gallimard, 2002. Il peut paraître paradoxal de parler de "styles nationaux" en philosophie, et plus encore en philosophie des sciences : la poursuite de l'universel s'accommode mal de frontières nationales. Il semble pourtant qu'il existe un certain nombre de traits communs à la philosophie des sciences française contemporaine. Cet "air de famille" frappe particulièrement les observateurs étrangers. Lorsque Gary Gutting présente la philosophie des sciences continentale aux lecteurs anglo-saxons, il évoque un "french network" en philosophie des sciences, ce "réseau" rassemblant Gaston Bachelard (1884-1962), Georges Canguilhem (1904-1995) et Michel Foucault (1926-1984)1 . Lorsque Pietro Redondi édite pour les lecteurs indiens un choix de textes d'historiens des sciences français, il parle d'un "débat français" en histoire des sciences 2. Deux des meilleurs connaisseurs de cette période s'accordent donc pour reconnaître l'existence d'une certaine tradition française en philosophie des sciences. Ces traits communs sont également soulignés par d'autres observateurs, français mais extérieurs, voire hostiles, à ce courant. Ainsi Vincent Descombes ne doute pas qu'il existe une "école positiviste française, pour laquelle la philosophie passe par l'histoire des concepts tels qu'ils sont à l'oeuvre dans les différentes spécialités savantes", dont serrait issu Michel Foucault (39, 131- 132). Cette "épistémologie post-bachelardienne", caractérisée par l'"historicisme" et le "régionalisme épistémologique", conduirait, selon Pierre Jacob, à des conclusions relativistes, voire "nihilistes" (46, 13). 1Cf. G. Gutting, "Continental philosophy and the history of science", in R.C. Olby, G.N. Cantor, J.R.R. Christie, M.J.S. Hodge, Companion to the History of Modern Science, Londres-New-York, 1990, p. 133 sq. 2 Cf. P. Redondi, V. Pilai, The History of Sciences. The French Debate, New Delhi, 1989 1 Pour une vue "de l'extérieur", il semble donc bien qu'il existe quelque chose comme une "épistémologie française". Cette représentation d'une certaine familiarité peut également s'appuyer sur des témoignages "de l'intérieur", ceux des auteurs eux-mêmes. Canguilhem a souvent insisté sur la filiation qui l'unit à Bachelard, auquel il a consacré de nombreux articles et dont il a systématisé l'oeuvre épistémologique. Canguilhem fait même remonter cette filiation plus loin, puisqu'il identifie chez Auguste Comte l'origine d'un "style français" en philosophie des sciences qui se caractériserait par deux traits : l'épistémologie ne peut être qu'historique, et cette histoire doit être "philosophique", c'est-à-dire critique, valorisée . De même Foucault s'inscrit dans la lignée de Bachelard et Canguilhem, lorsqu'il trace, à l'intérieur de la philosophie française contemporaine, une "ligne de partage" entre une "philosophie de l'expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de la rationalité, du concept. D'un côté Sartre et Merleau-Ponty ; de l'autre Cavaillès, Bachelard, Koyré, Canguilhem" (31,4). Foucault fait lui-aussi remonter ce clivage jusqu'au XIXè siècle, jusqu'à Maine de Biran d'un côté et Comte de l'autre. Et il se réclame lui-même à l'évidence de la première "filiation", dont il met en outre en avant la participation aux combats de la Résistance, alors qu'elle semblait pourtant "la plus théoricienne, la plus réglée sur des tâches spéculatives" (31,4). Il est certain que Foucault donne ici une représentation extrêmement schématique de l'histoire de la philosophie française, et Michel Fichant a pu à juste titre noter que la "juxtaposition" des noms de Cavaillès, Bachelard, Koyré et Canguilhem "fait plus problème qu'elle ne contribue à éclaircir une situation théorique" : "il serait plus instructif de discerner ce que chacun de ces quatre noms comporte de propre" (36, 39). Il est en effet très réducteur de faire de Canguilhem et Foucault de simples continuateurs de Bachelard. Les intuitions premières de Canguilhem sont pour une large part antérieures à la rencontre avec Bachelard (cf. (34). La lecture de Nietzsche explique sans doute mieux que celle de Bachelard la genèse de l'oeuvre de Foucault. Quant à l'oeuvre de Bachelard elle-même, elle n'est sans doute pas conforme à la lecture "canonique" qu'en propose Canguilhem. Il est pourtant possible de discerner, s'agissant de leur conception de ce que doit être la philosophie des sciences, un "air de famille" entre ces auteurs. Les deux premiers traits qui 2 caractérisent cet "air de famille" sont bien résumés par Vincent Descombes, qui reprend à peu près une formule de Canguilhem : pour l'épistémologie française, "l'épistémologie ne peut poser sérieusement ses questions qu'à l'intérieur de la philosophie des sciences", et celle-ci ne "devient intéressante qu'à la condition de prendre la forme d'une histoire des sciences" (39, 159). Il conviendrait d'ajouter que cette histoire des sciences n'est absolument pas une histoire comme les autres, puisqu'elle est une histoire "critique", ou philosophique. Enfin, si l'on veut envisager les conséquences d'une telle approche, il faut souligner, comme l'a fait Foucault, que cette épistémologie française conduit nécessairement à une réflexion plus large sur le caractère historique de la rationalité : "elle pose à la pensée rationnelle la question non seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et de ses droits, mais celle de son histoire et de sa géographie" (31,5). Ce sont donc ces quatre traits qui semblent devoir caractériser l'épistémologie française : elle part d'une réflexion sur les sciences, cette réflexion est historique, cette histoire est critique, et cette histoire est également une histoire de la rationalité. Reste à savoir comment qualifier cette "épistémologie française". Dominique Lecourt, qui fut pour beaucoup dans la diffusion de ses principaux représentants à l'étranger, insistait sur le fait qu'ils ne constituent pas une "école" à proprement parler et estimait qu'il conviendrait plutôt de parler d'une "tradition" française en ce domaine (48, 5). Cette perspective a certes de solides fondements institutionnels : Abel Rey, Bachelard et Canguilhem se succédèrent à la Sorbonne et à la direction de l'Institut d'histoire des sciences et des techniques. On pourrait aussi remarquer que la thèse de Foucault est dirigée par Georges Canguilhem, qui dédie lui-même sa thèse à Gaston Bachelard, son directeur de thèse, lequel dédie sa propre thèse à son directeur de thèse, Abel Rey 3. Une telle perspective resterait superficielle et ne rendrait pas compte de l'originalité de chacun de ces auteurs. Il pourrait aujourd'hui sembler plus judicieux de décrire les caractères communs à ces divers auteurs en termes de "style de pensée scientifique", au sens que des philosophes des sciences comme Ludwig Fleck, puis Alistair Crombie ou Ian Hacking ont pu donner à ce terme. Parler de "style de pensée scientifique" permet à la fois de désigner des traits communs qui apparaissent à un moment déterminé et perdurent un certain temps, mais qui en même temps n'excluent pas l'individualisation de chacun des auteurs qui illustrent ce style. Cette notion de 3 Si l'on voulait remonter encore plus loin dans une telle investigation "institutionnelle", on pourrait noter que la thèse d'A. Rey était dédiée à ... Ernest Renan. 3 style, on l'a montré, a tout à la fois une fonction "individualisante" et une fonction "universalisante" 4. Il est possible en ce sens de reconnaître un "style français" en philosophie des sciences : c'est d'ailleurs ce que faisait Canguilhem lorsqu'il soulignait que, par sa "conception philosophique" de l'histoire des sciences, Auguste Comte est "la source de ce qui a été et de ce qui devrait rester, selon nous, l'originalité du style français en histoire des sciences" (23,63). Si l'on admet l'existence d'un tel "style français" en philosophie des sciences, il conviendrait aussi de choisir les auteurs qui l'illustrent le mieux. Il est certain qu'il faudrait en chercher les premières manifestations chez Auguste Comte. Il serait également possible d'évoquer des auteurs moins connus comme Abel Rey, qui lui donnera son assise institutionnelle. On devrait sans doute, comme le fait Foucault, évoquer l'oeuvre de Cavaillès ou de Koyré. On pourrait également, en aval, d'évoquer les oeuvres de François Dagognet ou de Michel Serres. Il serait également justifié de citer des auteurs qui ne sont pas "français", mais qui retrouvent, à leur manière, certains aspects de cette tradition, comme Ian Hacking, Lorraine Daston ou Wolf Lepenies. Il n'est en effet pas nécessaire d'être "français" pour illustrer le "style français" en philosophie des sciences, et il semble même que ce style connaisse aujourd'hui une plus grande vitalité à l'étranger qu'en France. Nous nous limiterons pourtant ici aux oeuvres de Bachelard, Canguilhem et Foucault, qui, chacun à leur manière, se sont le plus préoccupés des questions de méthode en philosophie des sciences. Un accent particulier sera mis sur l'oeuvre de Canguilhem, à la fois parce qu'elle est historiquement centrale, et aussi parce que, comme l'a montré François Dagognet, elle oscille entre les "deux pôles" que représentent son maître Bachelard et son disciple Foucault, entre l'institution et la contestation, entre le "positif" et le "négatif", "la rationalité et le nietzschéisme" (37, 11). En ce sens Canguilhem illustre parfaitement les diverses possibilités, ou, si l'on préfère, les diverses tentations de l'épistémologie française. • Philosophie et sciences 4 Sur cette notion de style, cf J. Gayon, "De la catégorie de style en histoire des sciences", Alliage, 26, printemps 1996 4 L'épistémologie française s'indigne du désintérêt de la philosophie contemporaine pour les sciences et leurs révolutions. Selon Bachelard, les philosophes ne se soucient guère "du uploads/Philosophie/ braunstein-j-bachelard-canguilhem-foucault-le-style-francais-en-epistemologie.pdf

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