LOUIS ALTHUSSER OU LE DRAME DU GENIE Conférence donnée par Nadine SORET à Saint
LOUIS ALTHUSSER OU LE DRAME DU GENIE Conférence donnée par Nadine SORET à Saint-Quentin le mardi 23 janvier 2007 dans le cadre des « Mardis de la Culture » Introduction Le 16 novembre 1980, Louis Althusser sonne frénétiquement à la porte du Dr Etienne, médecin de l’ENS qui le connaît bien : « Pierre, viens voir, je crois que j’ai tué Hélène. » Il est sept heures dix du matin. Pierre Etienne est habitué aux extravagances de son ami, mais ne l’a encore jamais vu dans un tel état d’excitation. Devant l’insistance de son interlocuteur, il accepte toutefois de l’accompagner jusqu’à son appartement dont les fenêtres donnent juste en face des siennes, pensant que son ami, toujours en pyjama, s’accuse du suicide de sa femme dans un accès de dépression auto-destructrice : « Calme-toi. J’arrive ». Parvenu dans la chambre du couple, le médecin doit se rendre à l’évidence : l’épouse de celui aux côtés duquel il travaille depuis plus de trente-cinq ans gît allongée au milieu du lit, la langue légèrement entre les dents. Aucune trace de désordre n’est visible autour du corps, qui est déjà froid. « Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque. » menace son ami. « Attends-moi ici, je vais téléphoner. » Mesurant immédiatement l’ampleur de la catastrophe, le docteur Etienne prévient le directeur de l’établissement. Un délégué du Ministère est dépêché sur place. La police qui vient établir le constat de décès prouvera qu’Hélène Rytmann n’est pas morte « naturellement ». Quant à Louis Althusser, décision est prise d’avertir l’hôpital Sainte-Anne de venir le chercher, ce qui semble le soulager. Ce n’était pas la première fois, loin de là, que le « caïman » de philosophie, respecté et admiré par ses élèves, était interné. Mais ce qui changeait, cette fois, c’est que les choses devenaient de notoriété publique, et s’étalaient au grand jour, en créant un scandale sans précédent. En réalité, l’état de santé psychique du philosophe reconnu comme l’un des plus grands de sa génération, notamment pour ses recherches sur le marxisme, n’avait cessé de se dégrader depuis longtemps. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un an plus tard, le 23 janvier 1981, le juge Joly le déclara irresponsable du meurtre de sa femme en vertu de l’article 64 du code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en « état de démence au moment des faits » (remplacé aujourd’hui par l’article 122.1 : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »). Althusser bénéficia ainsi d’un non-lieu au vu de la vingtaine d’hospitalisations psychiatriques qu’il avait déjà subies. Le philosophe qui avait soutenu avec tant de rigueur la thèse d’une « histoire sans sujet » allait finir ses jours captif d’un acte déclaré « sans sujet » au nom de la loi. Si ce jugement de non- lieu lui permit d’échapper à la prison, l’enfermement et le vide créés par ce drame furent certainement pour lui la pire des sanctions. De sévères accusations furent alors portées à son encontre, mettant en cause la « coterie » de l’ENS ou les amitiés politiques du philosophe. Althusser avait déjà débuté son travail d’introspection plusieurs années auparavant en rédigeant une première autobiographie, nommée Les Faits. Cependant il semble que ce ne furent pas ces accusations qui amenèrent Althusser à entreprendre, cinq ans après le meurtre d’Hélène, la rédaction d’une seconde autobiographie intitulée L’Avenir dure longtemps. Ces événements tragiques qui pourraient n’avoir constitué qu’un banal fait-divers (une femme étranglée par son mari) suscitent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations, comme en témoigne le nombre de livres posthumes du philosophe publiés au cours des dernières décennies (Althusser est l’un des auteurs posthumes parmi les plus prolifiques !), mais aussi plusieurs adaptations récentes pour le théâtre. - Comment l’un des plus grands noms de la philosophie du XXème siècle, homme affable, courtois, et civilisé s’il en fut, en arriva-t-il à un geste aussi barbare ? - Comment Louis Althusser réussit-il à cacher aussi longtemps sa folie? - Et d’où provenait cette « psychose maniaco-dépressive » identifiée comme telle par les psychiatres qui l’ont suivi ? Nous ne pourrons sans doute pas répondre en détail à ces questions dans le temps qui nous est imparti ce soir, mais au moins tenterons-nous d’approcher, autant que faire se peut, le drame du génie d’Althusser. I LE NŒUD FAMILIAL . Dans sa seconde autobiographie, L’Avenir dure longtemps, Louis Althusser voit la famille comme « l’épouvantable et le plus effroyable de tous les appareils idéologiques d’Etat, dans une nation où, bien entendu, l’état existe ». C’est dire quelles pressions furent exercées par cette famille sur lui. On n’est pas loin du célèbre « Familles, je vous hais » de Gide. Mais revenons aux origines : Bien avant la naissance du philosophe, se produit un mariage « de raison » comme on en voyait encore tant au début du XXème siècle : deux familles décident de marier leurs enfants. Louis (déjà ce prénom dans l’histoire familiale), le cadet avec Lucienne, et Charles, l’aîné avec Juliette. Les enfants s’aiment, tout semble parti pour le mieux. Mais dans ce ciel sans nuage arrive la première guerre mondiale. Et Louis, l’aviateur, meurt en plein ciel au-dessus de Verdun. Qu’à cela ne tienne, le mariage prévu aura tout de même lieu, mais en changeant le frère : c’est Charles qui épousera Lucienne. Cependant celle-ci semble avoir eu quelques difficultés à oublier son bel aviateur, et le prénom qu’elle choisira pour son fils sera précisément celui du mort, qui portera donc aussi le même nom de famille : Louis Althusser. Lourde responsabilité pour ce petit bébé qui, venant au monde le 16 octobre 1918, dut dès sa naissance endosser des vêtements prévus pour un autre, et se vit confier sans le savoir la mission de faire revenir à la vie celui qui n’était plus. Absent depuis neuf mois lors de la naissance de son fils, Charles Althusser était au front, puis se trouva démobilisé en France. Ce sont donc les grand-parents maternels qui aident Lucienne à s’occuper du bébé. Le grand-père maternel de Louis jouera d’ailleurs jusqu’à sa mort le rôle d’un véritable substitut paternel. 1Car Charles Althusser, très absorbé par son travail (et par ses relations féminines ?) délaisse facilement les occupations du foyer et confie l’éducation des enfants à son épouse. Le père du jeune Louis Althusser est décrit dans l’autobiographie Les Faits comme un individu violent, séducteur et très distant vis-à-vis de son fils. Certains psychanalystes comme Gérard Pommier2voient dans cette instance paternelle l’expression d’une violence sexuelle menaçante dont le fils devra toute sa vie protéger sa sœur et soulager sa mère. Car une petite sœur, prénommée Georgette, est née quelques mois après son frère. 1 La mort du grand-père Pierre Berger sera à l’origine, en 1935, de la première grave crise de dépression (voir à ce sujet Louis du Néant, op. cit., p. 105) 2 Louis du Néant, La Mélancolie d’Althusser, Gérard Pommier, Aubier, 1998 Louis et sa sœur Georgette Louis et Georgette sont extraordinairement proches l’un de l’autre et le resteront leur vie durant. Il n’est que de lire les lettres du stalag envoyées par Louis pour mesurer à quel point l’affection est grande entre eux : « Ta présence me manque plus que jamais, oh, ma sœur, car elle m’apporterait cette consistance qui manque aux sables, aux branches trop faibles, aux cieux trop pâles, au regard trop compliqué des hommes : elle donnerait à toute chose qu’on prend dans la main ce degré de maturité et de gravité qu’est la réalité(…)» La symbiose qui existe entre le frère et la sœur est même parfois troublante. Ainsi, les accès dépressifs de Louis et Georgette s’échelonnèrent presque toujours en écho, de même que les activités de la sœur répondirent souvent à celles du frère : infirmière à Casablanca tandis que lui l’était dans les camps, pamphlétaire elle aussi pour le mouvement Jeunesse de l’Eglise au même moment que lui, puis membres du Parti communiste tous deux en même temps…Sans parler de leurs médecins communs…L’époux que choisira Georgette sera d’ailleurs au départ une connaissance de son frère. Photo de famille, Marseille Et la mère ? En charge de l’éducation de ses enfants, Lucienne prend sa tâche très au sérieux. Ses exigences domestiques se nichent parfois très loin. Au moment de l’adolescence, Mme Althusser interviendra de façon brutale dans la vie sentimentale et intime de son fils, pour le remettre « sur la bonne voie », celle de la discipline et des études. Des témoins qui ont partagé la vie familiale du foyer à cette époque attestent de la rigidité de ses principes, notamment sur le plan alimentaire, traduisant une véritable obsession de la pureté. Son fils fera tout pour correspondre à l’idéal de sa mère : « la sagesse, la pureté, la vertu, l’intellect pur, la désincarnation, la réussite solaire, et pour achever, une carrière littéraire. » uploads/Philosophie/ louis-althusser-ou-le-drame-du-genie.pdf
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- Publié le Nov 09, 2022
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