Révisé le 14/6/21. Société française de traductologie Université d’été franco-j
Révisé le 14/6/21. Société française de traductologie Université d’été franco-japonaise en traductologie École des hautes études en sciences sociales, 29 août-2 septembre 2016 De traduction en trajection aux trois jardins du Tôkaian par Augustin Berque Résumé : La communication part de mes traductions de Watsuji (Fûdo, le milieu humain, CNRS, 2011 [Fûdo, ningengakuteki kôsatsu, 1935]), d'Imanishi (La liberté dans l’évolution, Wildproject, 2015 [Shutaisei no shinkaron, 1981]) et de Yamauchi (Logos et lemme [Rogosu to renma, 1974], CNRS, 2020), dans leur rapport avec ma propre élaboration de la mésologie, c’est-à-dire l’étude des milieux dans l’optique inaugurée par l’Umweltlehre d’Uexküll (1864-1944) et le fûdoron de Watsuji (1889- 1960) ; optique que l’on peut définir comme une éco-phénoménologie, doublée d’une onto- géographie. L’enjeu n’est autre que de dépasser rationnellement le dualisme moderne, ainsi que le mécanicisme qui en a découlé dans les sciences de la nature, discriminant indéfiniment subjectivité d’une part, mécanicité de l’autre, donc « sciences molles » de l’une, et « sciences dures » de l’autre. Cette entreprise reviendrait à dépasser rationnellement aussi l’incompatibilité historique entre « l’Occident » et « l’Orient ». Traduire les concepts centraux utilisés par Watsuji, Imanishi et Yamauchi posait directement ces problèmes, et a conduit à élaborer en retour ceux de trajection et de chaîne trajective, qui font le lien entre questions de sens et questions de fait, sémiose, histoire, évolution et fondement de la réalité. L’objectif à atteindre est quadruple : Idéalement, il s’agit de réhumaniser la nature, renaturer l’humain ; à savoir : - réancrer la subjectité (l’être-sujet) dans la nature, mais sans réductionnisme ; - refonder l’éthique et l’esthétique dans la nature, mais sans déterminisme ; - retrouver la Terre, mais sans s’y enterrer. Plan : I. Du mot « traduction » ; II. Du mot « trajection » ; III. Le concept de trajection ; IV. Le concept de médiance ; V. Trajecter, 1 : traduire la substance en insubstance ; VI. Trajecter, 2 : traduire l’insubstance en substance ; VII. Des chaînes trajectives aux chaînes de Neumann, via le mythe et la sémiose. ILLUSTRATIONS : les trois jardins du Tôkaian. ANNEXE : extrait de la préface de la traduction de Fûdo, de Watsuji Tetsurô. … ce que peut une vraie traduction : à partir d’une entente de notre propre langue entièrement renouvelée par la rencontre du texte à traduire, librement nous conduire à l’original ainsi lui-même nourri en retour par sa traversée dans la langue étrangère. Hadrien France-Lanord1 1 Heidegger, Aristote et Platon. Dialogue à trois voix, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011, p. 83. I. Du mot « traduction » Du mot traduction, voici la définition que donnait la première édition du Petit Larousse (1906) : TRADUCTION (duk-si-on) n. f. Action de transposer dans une autre langue : faire une traduction d’Horace. Ouvrage traduit. Par ext. Interprétation. Environ un siècle plus tard, dans l’édition 2001, cette définition s’était quelque peu enrichie : TRADUCTION n. f. Action de traduire ; ouvrage traduit. ◊ Traduction automatique, traduction assistée par ordinateur : traduction de textes par des moyens informatiques. 2. Litt. Manière d’exprimer, de manifester qqch par une transposition. Traduction musicale d’un sentiment. 3. BIOCHIM. Synthèse d’une protéine dans le cytoplasme d’une cellule, à partir de l’information génétique contenue dans l’ARN. Gageons qu’il ne sera guère question de la synthèse des protéines durant cette université d’été. Pourtant, foi de Petit Larousse, la question est fondamentalement la même que lorsqu’il s’agit de traduire Horace en français ou en japonais. Voilà ce que je vais essayer de montrer, par l’entremise du concept de trajection. II. Du mot « trajection » Le mot trajection n’est pas fréquent, mais contrairement à ce que je croyais quand je l’ai utilisé pour la première fois en 1984, il n’a rien d’un néologisme. Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré en donnait déjà la définition suivante : Terme de rhétorique. Trajection des épithètes, se dit, dans Eschyle, du transport de l’épithète à un substantif qui semblerait ne pas la comporter (WEIL, Revue critique, 15 janv. 1876, p. 49). Étym. Lat. trajectionem, transposition ou hyperbate, de trajicere (voy. TRAJECTOIRE). Effectivement, dans la langue savante, trajection descend directement de trajectio, que Félix Gaffiot définissait comme suit dans son Dictionnaire latin-français (Hachette, 1934 ; j’omets les références mentionnées par Gaffiot) : trājectio, onis, f. (trajicio), 1. traversée [de la mer] ‖ trajectio stellarum, traversée du ciel par les étoiles, étoiles filantes. 2. a) in alium, action de faire passer [une responsabilité] sur un autre ; b) verborum, transposition des mots, hyperbate ; c) hyperbole. À ces mêmes acceptions, le Dictionnaire latin-français de Charles Lebaigue (Belin, 1896) ajoutait celles de : « passage », et de « métastase, fig. de rhét. ». 2 Comme signalé par le Gaffiot, trajectio vient du verbe trajicere – lui-même composé de trans (au delà, de l’autre côté de) et de jacere (jeter, lancer) – , signifiant : jeter au delà, faire passer, traverser. Nous sommes là dans un champ sémantique très proche de celui de traducere et de son dérivé traductio, traversée, action de faire passer de l’autre côté ou de bout en bout, répétition (en rhétorique) – notez que traductio ne signifie pas « traduction », notion qui était rendue en latin par translatio2. Il y a une nuance, toutefois, qui vient de la différence entre jacere et ducere (tirer) : le premier verbe exprime un mouvement à partir de soi, le second un mouvement vers soi (et de là, l’idée de conduire à sa suite). On pourrait en garder l’idée que traduire, c’est d’abord une version (faire passer d’une autre langue dans la sienne propre) plutôt qu’un thème (l’inverse). Quant à trajecter, ou trajeter, le français de la Renaissance l’employait effectivement avec l’idée d’un mouvement du proche vers le lointain. On lit dans les Essais de Montaigne (I, 14, « Que le goût des biens et des maux… ») : « Les rois de Castille ayant banni de leurs terres les Juifs, le roi Jean de Portugal leur vendit à huit écus pour tête la retraite aux siennes, en condition que dans certain jour ils auraient à les vider ; et lui, promettait leur fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique ». Effectivement, l’Afrique, c’était outre-mer par rapport aux terres du roi Jean : là-bas, à partir d’ici. III. Le concept de trajection Comme je l’ai rapporté plus haut, lorsque j’ai inventé (croyais-je) le mot de « trajection », l’été 1984, j’étais persuadé que c’était un néologisme. Internet n’existait pas encore, tout le monde n’a pas en tête la Revue critique du 15 janvier 1876, et étant en vacances, je n’avais même pas le Littré sous la main. C’est dire que je ne suis pas parti du mot trajection, mais au contraire d’une idée, qu’il m’a fallu traduire par un mot. En d’autres termes, ce qu’il y a eu d’abord, c’est le concept. D’où venait-il ? Cet été-là, j’écrivais un livre qui est paru en 1986 chez Gallimard, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature. Dans ledit livre, je justifie l’emploi du terme « trajection » par diverses références, mais sans m’y étendre outre mesure, parce que l’intention du livre était plus descriptive que théorique, ou, dit plus savamment, plutôt idiographique que nomothétique. Trois ou quatre ans plus tard, toutefois, l’occasion me fut donnée de reprendre la chose d’un point de vue plus théorique dans Médiance, de 2 « Il n’est peut-être pas tout à fait légitime de dire qu’ ‘en latin traduction se disait translatio’. Je ne suis même pas convaincu que traduction se disait en latin… Traduire, oui : Cicéron employait le verbe convertere – mais apparemment pas le nom conversio. D’ailleurs, un nom abstrait pour désigner l’activité, c’est un peu douteux. Translatio, dans la rhétorique latine, désigne probablement plus souvent la métaphore – qui est un ‘transport’ [μεταφορά, A.B.], comme l’attestent encore, sur nos routes, les poids-lourds grecs (pour ce qu’il en reste). L’exemple de Quintilien cité par le Gaffiot avec le sens de traduction n’est pas décisif : il s’agit bien sûr, pour nous, d’une traduction, mais peut-être pas exactement comme nous l’entendons. Il se peut que Quintilien pense, lui, à une ‘transcription’. Dans le cas en question, nous disons, nous, traduction… mais qu’est-ce que c’était dans la tête de Quintilien ? (…) Plus tard, bien sûr, le concept de translatio s’installe, peut-être déjà chez Aulu-Gelle. Et au XVIème siècle, chez Marot, un translateur est un traducteur ». Merci à Dominique Buisset pour ce commentaire. 3 milieux en paysages3. Voici comment la traduction du concept en vocable y était interprétée : (…) le terme de trajection était un néologisme. L’idée m’en est venue en méditant une expression que Gilbert Durand utilise dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire4 : le « trajet anthropologique », là défini comme « l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social » (p. 38). Par delà Durand, l’expression se réfère aux travaux de Piaget, uploads/Philosophie/ de-traduction-en-trajection.pdf
Documents similaires










-
44
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 12, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.7250MB