Sociologie de l’extraordinaire. Une histoire du concept de charisme Jean-Baptis

Sociologie de l’extraordinaire. Une histoire du concept de charisme Jean-Baptiste Decherf Sciences-Po, Paris, France jeanbaptistedecherf.at.yahoo.fr 1 Weber a en commun avec Durkheim d’avoir imaginé à la source du nouveau, de tous les bouleversements soudains de l’histoire, des moments dans lesquels l’ordre quotidien de la société serait comme suspendu. Ces moments extraordinaires, chez Durkheim, sont désignés par le terme d’effervescence : 2 Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent d’avantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. Or, cette suractivité a pour effet une stimulation générale des forces individuelles. On vit plus et autrement qu’en temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrés ; l’homme devient autre. Les passions qui l’agitent sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, démesurés : actes d’héroïsme surhumain ou de barbarie sanguinaires[1] Durkheim, 1960, 301. Ce rapprochement entre effervescence... [1] . 3 Le charisme weberien, « grande puissance révolutionnaire des époques liées à la tradition » [2] , implique un même basculement hors des régularités de la vie quotidienne : 4 La domination charismatique, en tant qu’elle est extraordinaire (Auβeralltägliche), s’oppose très nettement aussi bien à la domination rationnelle, bureaucratique en particulier, qu’à la domination traditionnelle (…). Les deux dernières sont des formes quotidiennes spécifiques de domination, la domination charismatique (authentique) en est le contraire. (…) La domination charismatique est spécifiquement irrationnelle en ce sens qu’elle est affranchie des règles[3] Ibid., 323. [3] . 5 Comment analyser ce qui, de prime abord, semble présenté comme tout à fait étranger aux régularités mises en évidence par la sociologie ? Si l’effervescence et le charisme représentent quelque chose de véritablement extraordinaire, ne risquent-ils pas de rester inaccessibles aux méthodes et à l’outillage conceptuel élaboré pour l’étude des phénomènes jugés « quotidiens » ? Les deux concepts ont de fait chacun une place très particulière au sein des théories durkheimienne et weberienne. Les analyses de l’effervescence laissées par Durkheim paraissent peu articulées à sa pratique scientifique. En imaginant des « énergies passionnelles » en circulation dans le groupe en état d’enthousiasme, le sociologue se rapproche probablement davantage de la psychologie des foules que de la méthode des variations concomitantes [4] . La position singulière du concept de charisme au sein de la sociologie weberienne a, pour sa part, été relevée par différents commentateurs. Il y a d’abord ceux pour qui l’idée d’une domination extraordinaire, telle qu’elle a été conçue par Weber, serait intrinsèquement antiscientifique. James Downton tend à la réduire à un vestige déplacé du culte romantique des grands hommes : 6 Suivant les pas de Carlyle, Max Weber utilisait le terme charisme pour expliquer l’autorité de la personnalité héroïque. Dans la perspective de Weber, le suiveur perçoit le chef comme investi de qualités divines et s’identifie à sa mission, renonçant au droit de critiquer tout en acceptant joyeusement l’obligation de suivre les ordres. Ainsi est-ce le charisme du chef qui est le fondement de sa réussite dans le ralliement de soutiens à sa cause. Situer la source du succès d’un chef rebelle dans sa personnalité, sa volonté, ou son destin ne peut que véhiculer une vision réduite et incomplète des déterminants de la mobilisation de masse. Peut-on parler de la réussite d’un chef rebelle dans la construction et le maintien de l’allégeance des masses sans quelque éclairage sur la manière dont la situation politique permettait cette mobilisation[5] Downton, 1973, 1. [5] ? 7 Cette critique, bien qu’assez injuste et déformante [6] , reflète le soupçon croissant dont le concept devient l’objet au terme de sa relative vogue dans la science politique, notamment américaine, des années 1950-1960. D’autres commentateurs, moins sévères, n’en relèvent pas moins la singularité du concept de charisme au sein de l’édifice weberien. C’est le cas de Jean-Martin Ouédraogo [7] , qui note l’aspect particulièrement « phénoménologique » des textes de Weber sur la domination charismatique [8] . Ceux-ci, de fait, sont particulièrement descriptifs. Weber, quand il passe du tableau « extérieur » du phénomène à la subjectivité des adeptes, se limite à évoquer l’état d’exaltation provoqué par le charisme, l’Enthusiasmus de ceux qui le subissent. Est-ce à dire qu’il y ait au cœur du phénomène charismatique quelque chose d’incompréhensible, quelque chose qui ne relève pas de la méthode weberienne ? Cette thèse, on le verra, a été soutenue. 8 Sans nécessairement adhérer à l’idée d’une incongruité du concept de charisme au sein de l’édifice théorique de Weber, de nombreux commentateurs ont posé la question de sa place et de sa cohérence avec les autres aspects de l’œuvre. L’approche, tout particulièrement dans les recherches récentes, est souvent génétique : on se demande, à l’instar notamment de Thomas Kroll, comment un mot issu du registre théologique a pu être converti en concept sociologique [9] . Edith Hanke, qui s’intéresse plus largement à la façon dont s’est progressivement dessinée la théorie weberienne de la domination, affirme la centralité du concept de charisme dans ce processus. C’est, montre-t-elle, à travers l’étude des phénomènes charismatiques que se sont liées dans l’esprit de Weber les questions du mode de fonctionnement et de la légitimation des différentes formes de domination. Une autre façon d’affirmer la centralité du concept est celle de Stefan Breuer, selon qui le grand processus de désenchantement du monde que théorise Weber correspondrait à une série de transformations du charisme, lequel prendrait des formes différentes d’une époque à l’autre [10] . Nous voudrions ici aborder le concept de charisme de façon différente, en s’intéressant moins à la trajectoire – certes très originale – du mot, qu’au problème qu’il recouvre : celui de l’extraordinaire. James Downton a tort de considérer Weber comme un simple continuateur du culte romantique des grands hommes, mais il indique avec pertinence la filiation dans laquelle l’idée de domination extraordinaire doit être pensée. C’est dans la littérature romantique que s’est dessinée l’idée que le pouvoir d’une poignée d’hommes supérieurs serait en nature différent de celui des chefs ordinaires. Le grand homme, lorsqu’il rencontre les foules, suscite d’après Carlyle une « soumission brûlante » [11] ; il réveille ce que Hegel tient pour un « instinct » existant en chaque individu [12] , et qui l’amène irrésistiblement à se donner à lui. Weber, en opposant des dominations normales et d’autres qui, parce qu’elles reposent sur l’enthousiasme, la foi en un homme, seraient « affranchies des règles », « extraordinaires », reprend une dichotomie typique du culte des héros tel qu’il s’est développé au XİXe siècle [13] . Aborder la théorie weberienne du charisme du point de vue du problème de l’extraordinaire permet de l’interroger à nouveaux frais. Si l’auteur d’Économie et société, à travers l’idée de domination charismatique, donne l’impression de perpétuer la croyance en la possibilité de moments radicalement à part, où l’ordre du quotidien serait comme suspendu, il faut se demander en quoi l’extraordinaire weberien est extraordinaire, en quoi il représente de son point de vue une rupture par rapport au cours normal des choses. Weber n’est certainement pas accusable de reproduire la thèse romantique d’un effet magique du génie du chef qui, mystérieusement, élèverait spirituellement la foule et disposerait aux actes les plus héroïques. L’idée qui sera développée est que Weber reste à vrai dire assez ambigu sur ce qui fait la spécificité de la domination charismatique par rapport aux dominations quotidiennes ; d’une part, comme le remarque J.M. Ouédraogo, parce qu’il donne peu d’éléments sur les pensées et les émotions du chef ainsi que des adeptes, d’autre part parce qu’il laisse un certain nombre de formules d’apparence contradictoires quant à l’extension à donner au concept. Ces incertitudes laissées par le sociologue, et jusqu’à présent assez rarement objectivées par ses commentateurs, peuvent être regardées comme le principe moteur de la très volumineuse exégèse suscitée par la théorie du charisme, ainsi que des profondes altérations qu’on lui a fait subir. On ne cherchera pas, dans le présent article, à évaluer ces transformations, pas plus en termes de fidélité exégétique qu’en termes d’opérationnalité conceptuelle, mais seulement à montrer la variété des façons dont les commentateurs ont investi et « rempli » l’espace de mystère laissé par Weber. L’attention sera tout particulièrement portée vers les chercheurs qui utilisent le concept ou se posent la question de son opérationnalité, car ceux-là sont obligés, volontairement ou non, de prendre position sur la question de la spécificité du phénomène. Il convient de remarquer que leurs profils sont assez variés. Alors que les recherches génétiques et celles qui visent à cerner la place de l’idée de charisme dans le système weberien sont principalement le fait de spécialistes de Weber, celles touchant à l’utilité du concept sont souvent produites par des sociologues, politistes et historiens qui l’ont, à l’instar de Ian Kershaw, « rencontré » dans leurs recherches. Ces personnes, qui pour beaucoup ne font que passer dans le débat sur le charisme le temps d’un article ou d’un livre, l’ont considérablement enrichi. uploads/Philosophie/ decherf-sociologie-de-l-x27-extraordinaire-une-histoire-du-concept-de-charisme-weber-durkheim.pdf

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