1 L’ESTHETIQUE CONCEPTUELLE DE CLAUDE ZILBERBERG Exposé présenté à la Journée d

1 L’ESTHETIQUE CONCEPTUELLE DE CLAUDE ZILBERBERG Exposé présenté à la Journée d’études Claude Zilberberg, Paris, juin 2005 « Sous les sèmes y a quoi ? », le ton est donné, célinien. On se souvient de ce titre éruptif du premier chapitre de l’Essai sur les modalités tensives (1981). D’ailleurs, cette référence, Claude la revendique rageusement dans la note 10 du même essai : « Quand se décidera-t-on à prendre en compte le caractère volcanique du langage ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour qu’un théoricien « à la Céline » apprenne aux contemporains que le langage est souffle ? » (p. 29). On a envie de répondre, avec la secrète induction de l’auteur, « le voici ! ». « Sous les sèmes y a quoi ? » : cette simple question imprime la double direction qui me paraît marquer tout à la fois la construction sémiotique (j’avais écrit : méditation) de Claude, la quête centrale de son objet d’un côté, et le registre du discours qui lui donne forme de l’autre, cette « certaine euphorie de l’écriture » (écrit-il dans l’« Avant-propos » du même ouvrage, p. XI), « cette certaine allégresse », ou désormais, avec le recul du temps, on peut le dire, cette allégresse certaine. Deux directions intimement liées qui, l’une par l’autre, définissent à mes yeux l’apport essentiel de l’auteur à notre discipline commune. « Sous les sèmes y a quoi ? », cette question est si insistante, qu’on la retrouve, sous un autre énoncé certes, mais au fond inchangée, dans le titre d’un de ses derniers articles, vingt-cinq ans plus tard et à paraître dans un volume sur « La transversalité du sens », où elle a cette fois la forme articulée d’une réponse : « Le double conditionnement – tensif et rhétorique – des structures élémentaires de la signification ». On entrevoit ainsi ce qui se cache « sous » les sèmes – ce « conditionnement tensif et rhétorique », autrement dit, tout un univers qui se découvre – et qui pourtant éclate à tout instant à la surface prosodique du discours de notre ami. C’est cette double direction, de contenu et d’expression, qui fera l’objet des quelques remarques que je voudrais vous présenter ici, parce qu’elle recèle à mes yeux le paradoxe de la sémiotique zilberbergienne, abstraite mais vibrante, fondamentale mais en prise sur l’expérience vive du sens, théorique s’il en est mais aussi poétique. Il est banal de dire que cette sémiotique si savante et si cultivée échappe avec obstination et âpreté à tout mouvement de foule. J’entends encore Claude affirmer avec dédain sa méfiance pour les totalisations hâtives : après le « tout narratif », il y a 2 eu le « tout modal », et puis le « tout aspectuel », et encore le « tout phénoménologique » ou encore « le tout esthésique ». Et de fait, il est difficile de trouver dans ses textes la place d’une problématique totalisante du sujet et de l’actant, ou d’une problématique du discours ou même d’une problématique du sensible (alors qu’au fond, il ne parle que de ça), l’une ou l’autre envisagée de face comme l’objet soudain cardinal de toute réflexion. Les chevilles ouvrières sont ailleurs. Elles sont dans la conceptualisation de l’infra, dans cet espace limite sous les vibrations sonores et sémantiques des mots, qui cherche des mots pour se dire tout en se maintenant rigoureusement dans les contraintes théoriques qui autorisent cette diction et lui assurent une validité partageable. Horizon cadré par les plus grands théoriciens du langage d’un côté (Hjelmslev en premier lieu) et révélé par les plus grands poètes de l’autre (Mallarmé d’abord). Les raretés lexicales, livrées à leur chance comme à leur inconnu, sont alors légion : c’est par exemple la pluie des « faire » dans la fabuleuse arborescence qui sous-tend les faire cognitif et pragmatique à la fin de l’Essai sur les modalités tensives. Dans ce vaste dépliant fait pour relancer l’intérêt sur les « systématisations de vaste envergure, les cosmogonies d’autrefois » (p. IX), on trouve ainsi, à côté des faire bien connus tels que l’opératoire, l’émissif, le manipulateur ou le persuasif, le faire clastique et le faire phanique, le faire tomique et le faire cratique à côté des faire contemplatif, déceleur ou allécheur… Mais derrière l’anecdote lexicale, superficiellement listée, c’est un autre problème qui se dissimule, et qui m’intéresse ici. Un troublant écart se forme en effet entre la conceptualisation hardie, exigeante et subtile de la tensivité – concept totem dont les formes complexes et continues sous-tendent tout formant donné à tort pour élémentaire et discret –, et le texte élancé, rude, abrupt, provocateur, tout à la fois nuancé et péremptoire, tramé de figurativité, de drame et de passion, qui vient porter au jour de la compréhension et de la description les réseaux fluents de la phorie enfin ajustés à l’expérience même du sens. Si l’esthésie et le vécu affectif apparaissent bien ici ou là dans le Précis de grammaire tensive, comme les prémisses, explicitées cette fois, de la construction théorique, et élevées au rang de catégories directrices, ils ont été longtemps enfouis à l’horizon des chaînes de présupposition d’où seule l’allégresse provocante de l’écriture les faisait indirectement émerger, et du coup les manifestant à leur insu. Le concept alors se fait chair. Car là se situe pour moi, lecteur naïf, le propre de l’écriture, par où un « style sémiotique » vient se définir comme une véritable esthétique conceptuelle. En effet, toutes les subtilités théoriques ne sont arrachées au ronronnement encore abstrait de leur advenue et installées dans les fabuleuses taxinomies que l’on sait, que par la prédication qui les fait surgir, concrète, matérielle, charnelle, ou en un mot trop théorique, figurative. Les concepts deviennent alors, sous cet effet de loupe qui les scrute à loisir, des objets matériels, comme ces objets de valeur de la narrativité, stabilisés et manipulables dans l’aire de jeu du sens. Plus encore, cette mise en scène discursive qui fait des concepts une 3 pâte consistante, volontiers rudoyée par leur artisan, bien plus qu’un effet de style où transparaît l’ethos de l’énonciateur (fait de modestie et de désinvolture), cette mise en scène m’apparaît comme la condition même de leur possibilité d’émergence : il faut décoller ces concepts de leur gangue pour les porter au jour. Et si, parmi les figures listées par la rhétorique, qui assurent selon l’auteur le double jeu d’ascendance et de décadence propre à la « quête du retentissement » qui caractérise cette discipline, s’il fallait élire une ou deux figures qui paraissent épouser mieux que toute autre l’émergence du concept et sa mise en circuit dans l’écriture de Claude Zilberberg, j’accorderais le privilège à la catachrèse pour la dénomination et à la prosopopée pour le discours. Par cette dernière l’abstraction prend la parole et se libère de son abstraction même. Elle devient sujet sensible dans le champ de la prédication qui la fait émerger et dont elle devient pour ainsi responsable. Mais remontons d’un cran. L’esthésie conceptuelle se manifeste tout d’abord dans le choix des mots appelés à devenir concepts directeurs : la « phorie » par exemple, ou la « tensivité » partagée entre « extensité » et « intensité », qui s’imposent toutes comme des trajectoires dynamiques dans l’espace. On comprend la promotion centrale de l’« élasticité » du discours au début du Précis de grammaire tensive : à elle se rattachent, outre les termes ci-dessus, le couple essentiel de la diminution et de l’augmentation, mais aussi l’ajustement entre singularité et pluralité, le privilège de la dépendance sur la différence, le primat de l’accent sur le versus, l’aspectualité définie comme le « devenir ascendant ou décadent d’une intensité ». Chacun de ces termes abrite dans son sémantisme une expérience sensible ténue, mais résistante et articulée comme les formants d’un génome. On peut y voir un art de la catachrèse, qui trouve un nom à un phénomène jusqu’alors innommé par rapprochement analogique avec une autre phénoménalité, mais celui-ci s’adresse ici invariablement à une phénoménalité de l’ordre du sensible. C’est ainsi, par exemple, que « la réciprocité multiplicative du tempo et de la tonicité est, écrit Claude Zilberberg, l’assiette des valeurs d’éclat, c’est-à-dire de la superlativité » (PGT, p. 5) : l’assiette des valeurs d’éclat, le socle, la garantie du solide à son point d’équilibre, dans le choc de l’oxymore… En un mot, l’esthésie commande les actes de dénomination. Mais elle se situe également dans les prédicats qui appellent les concepts à tenir des rôles actantiels. Ils se trouvent alors chargés, comme de vaillantes maîtresses de maison, de « s’adresser » à d’autres formants, de les « accueillir » comme il faut, ou de « recueillir » les fruits de leur hospitalité. Car cette esthésie se situe encore dans la véritable scène narrative et passionnelle où interagissent les termes conceptuels à travers leurs relations tourmentées. Ainsi, par exemple, lorsque Claude asserte la « préséance » du subir sur l’agir (PGT, p. 6), c’est bien d’une scène hiérarchisée gouvernée par des codes déontologiques qu’il s’agit. uploads/Philosophie/ denis-bertrand-l-x27-esthetique-conceptuelle-de-claude-zilberberg.pdf

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