Palimpsestes Revue de traduction 16 | 2004 : De la lettre à l'esprit : traducti
Palimpsestes Revue de traduction 16 | 2004 : De la lettre à l'esprit : traduction ou adaptation ? Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles Jean-René Ladmiral p. 15-30 https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1587 Résumés Français English D’abord, il conviendra de procéder à certaines mises à jour conceptuelles et de faire le point sur tout un ensemble de “couples célèbres” dont la polarité scande toute l’histoire de la traduction : la lettre et l’esprit, traduire ut orator ou ut interpres, “verres transparents” et “verres colorés”, “équivalence dynamique” et “équivalence formelle”, sourciers et ciblistes — et quelques autres encore... Une chose semble sûre : on ne parviendra pas à marier l’eau et l’huile ! et ce, quand bien même on voudrait en rester à un niveau purement conceptuel. Corollairement, il y aura lieu aussi de problématiser l’altérité de l’œuvre étrangère à traduire. En quoi réside-t-elle ? Surtout : comment, dans quelle mesure et dans quelles limites est-il loisible au traducteur d’en assurer le rendu ? Il est vrai qu’il n’existe pas de point ou “s’arrête” la traduction et où “commence” l’adaptation. Sans doute y a-t-il là un continuum. Mais, par là même, c’est l’idée d’adaptation qui se révèle inassignable. Par contre coup, il nous apparaît qu’il n’en va pas autrement de la traduction : finalement, c’est le concept de traduction lui-même qui fait problème ; au point qu’on en vient à se demander s’il n’y a pas lieu d’y voir un “concept premier”, indéfinissable… It will first be deemed necessary to carry out some conceptual updating and to take stock of a set of famous duets whose polarity spans the whole history of translation: the letter and the spirit, translate ut orator or ut interpres, “transparent glasses” or “coloured glasses”, “dynamic equivalence” and “formal equivalence”, “sourciers/sourcerers” and “ciblistes/targeteers” and a few others to boot. We can be sure of one thing, water and oil cannot be mixed! Even at a purely conceptual level, it is indeed impossible. As a corollary, the question of alterity in the translation of foreign works will be considered as a problem of its own: What is it all about? Above all, to what extent and within which limits can the translator give a clear rendering of this alterity? No doubt there is not any specific point where translation can be said to “end up” and adaptation to “begin”. We are probably dealing with something like a continuum. As a consequence the very idea of adaptation cannot be properly ascribed permanent contours, nor can, as a repercussion, the idea of translation. This, at least, is our standpoint. Eventually, it turns out that the very concept of translation proper stands as a problem and it is so to such an extent that one can wonder whether one should not see through it a sort of “primeval concept”, a concept which cannot be defended. Texte intégral ...Littera enim occidit, Spiritus autem vivificat. Paul Liminaire Premières esquisses Les “couples célèbres” J’ai choisi un intitulé (doublement) modeste, puisqu’il ne s’agit que d’un “lever de rideau“ présentant de simples “esquisses”, et n’étant pas angliciste, ce n’est qu’en tant que traductologue que je m’efforcerai de proposer une propédeutique théorique et quelques mises à jour conceptuelles, mon texte dût-il rester un peu programmatique. 1 Le premier volet de notre étude concerne la problématique du littéralisme en traduction. Dans cet esprit, il conviendra d’abord de rappeler quelques-uns des couples conceptuels bien connus qui ont scandé cette problématique classique : la lettre et l’esprit, justement ; mais aussi “équivalence dynamique” vs. “équivalence formelle”, etc. — disons : traduction “libre” et traduction “littérale”... 2 Pour ce qui est de la lettre et de l’esprit, d’emblée nos réflexions s’inscrivent sous un très beau patronage, celui de Paul...1, dans la seconde Épître aux Corinthiens (3, 6), qui m’a fourni l’épigraphe du présent essai. Encore faut-il préciser que nous n’avons pas là une antithèse opposant terme à terme deux entités rigoureusement 3 symétriques. Il n’y a pas d’un côté ceux qui méconnaissent la lettre au profit de l’esprit ; et de l’autre, ceux qui négligent l’esprit au profit de la lettre. Le parallélisme est asymétrique : ainsi que l’enseigne notre théologie (comme disait Descartes), le choix est entre ceux qui s’arrêtent à la lettre et ceux qui visent à l’esprit en passant par la lettre. Mettre l’accent sur l’esprit du texte ne consiste pas à en prendre à son aise avec la lettre, mais au contraire à creuser la lettre. Tel est le premier couple conceptuel qui est au principe des questions traductologiques qui nous occupent, mais qui recouvre en fait d’abord un enjeu beaucoup plus fondamental, touchant l’interprétation du texte sacré et le rapport à l’Absolu divin qui s’y révèle. À la réflexion, toutefois, on ne devra pas s’étonner sans doute, qu’au bout du compte, ce soit à une origine théologique que renvoie la problématique de la traduction. Paradoxalement antérieure, sur un plan strictement chronologique, l’alternative qu’a campée Cicéron est, quant à elle, directement centrée sur les problèmes de la traduction, puisqu’il oppose deux façons de traduire : ut orator ou ut interpres. Traduire “comme un orateur” (ut orator), c’est traduire comme un écrivain — puisqu’il y a une sorte de synecdoque de l’histoire littéraire qui fait que, pour les Romains et pour les Grecs, l’art oratoire était la littérature. Plus tard, en Occident, et dans certains pays encore (comme en Russie ou dans le monde arabe, par exemple), c’est la poésie ; et sans doute est-ce le roman qui, pour nous, fait synecdoque pour signifier la littérature. À l’opposé : traduire ut interpres, ce sera traduire “comme un pur et simple traducteur”, traducteur plus littéral que “traducteur littéraire”. On aura en somme un parallélisme entre ces deux premiers couples conceptuels : l’“écrivain” traduisant selon l’esprit ; le “traducteur”, selon la lettre. C’est dire l’ancienneté du débat ! Et Georges Mounin a souligné à juste titre le rôle inaugural qu’y joue Cicéron2 ; d’autant que ce dernier a été un grand traducteur lui-même : il a notamment beaucoup traduit et introduit la pensée grecque dans le monde romain. 4 Plus près de nous, il n’est pas possible de ne pas faire une place à un pape de la traductologie comme Eugene Nida qui, comme on sait, reprend lui aussi cette opposition classique, en distinguant dynamic equivalence et formal equivalence3. Et, là encore, l’opposition n’est pas tout à fait symétrique. L’“équivalence formelle” est en fait un cas limite : elle ne concerne que les traductions dites savantes et met en œuvre une sorte de rapport philologique au texte ; d’une certaine façon, ce n’est pas tout à fait de la traduction. Pour Nida, la traduction au sens propre relève de l’“équivalence dynamique”, qu’à l’évidence il privilégie massivement. Il est très clairement ce que j’appellerai, dans ma terminologie, un “cibliste”. 5 Je veux mentionner aussi l’opposition qu’a établie cet autre père fondateur (founding father) qu’a été Mounin, entre “verres transparents” et “verres colorés”, dans son premier livre, intitulé les Belles Infidèles — dont, comme on sait, le titre a depuis lors fait florès4. Sans doute est-ce là, au demeurant, son meilleur livre sur la traduction (meilleur que ses Problèmes théoriques de la traduction5), dont on a 6 l’“étrangeté” de la langue : la question étant de savoir si et comment il est possible de rendre un effet de langue, de la langue-source dans la langue- cible ; “l’odeur du siècle”, c’est-à-dire la question du décalage historique (ou “diachronique”) entre l’original et la traduction qui en est envisagée ; et enfin, le décalage interculturel8. longtemps dû déplorer que ce livre fût épuisé et qu’heureusement Michel Ballard a fait reparaître dans sa collection lilloise6. Ce texte, toujours cité et moins souvent lu (et pour cause), garde une finesse, une alacrité et une clairvoyance qui en font un élément essentiel, à mes yeux, de toute bibliographie traductologique. J’aime bien ce couple d’opposition mouninien, en dépit de son caractère métaphorique, et bien qu’il ait pu faire interférence avec l’opposition que j’avais moi-même établie entre “transparence” et “dissimilation”7. Dans ces Belles Infidèles, Mounin monnaye selon “trois registres” les deux termes de ce binôme que forment, d’une part, ses “verres colorés”, c’est-à-dire ce qui serait pour nous la lettre et, chez moi, les “sourciers” (cf. mon “théorème de transparence”) et, d’autre part, ses “verres transparents”, c’est-à-dire ce qui serait pour nous l’Esprit et, chez moi, les “ciblistes” (cf. mon “théorème de dissimilation”) : On pourrait citer bien d’autres auteurs et bien d’autres couples conceptuels. C’est ainsi que Bernard Lortholary, par exemple, qui a beaucoup fait pour la traduction, y compris sur le plan éditorial, pose le problème dans les termes d’une alternative de l’importance respective accordée aux deux instances de la communication écrite. À l’en croire, il y a ceux qui traduisent du côté de l’auteur et ceux qui traduisent du côté du lecteur9. Et puis, surtout, il aurait fallu faire un sort à Saint Jérôme, le traducteur de la Vulgate et le saint Patron des traducteurs. Mais, compte tenu de l’importance du sujet, on conçoit que ce serait sortir uploads/Philosophie/ lever-de-rideau-theorique-quelques-esquisses-conceptuelles.pdf
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- Publié le Jul 20, 2022
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