Els Jongeneel « LA CHAMBRE » : UN FLIRT AVEC LA FOLIE RELIEF 1 (1), 2007 – ISSN

Els Jongeneel « LA CHAMBRE » : UN FLIRT AVEC LA FOLIE RELIEF 1 (1), 2007 – ISSN : 1873‐5045. P50‐63 http ://www.revue‐relief.org URN:NBN:NL:UI:10-1-112981 Igitur, Utrecht Publishing & Archiving Services © The author keeps the copyright of this article Introduction En février 1939 les éditions Gallimard publient un recueil de nouvelles intitulé Le Mur, de la main d’un professeur de philosophie à Neuilly nommé Jean‐Paul Sartre. Depuis un an son nom retentit sur la scène littéraire parisienne : le roman La Nausée, son début littéraire, paru quelques mois plus tôt, a été très apprécié par les lecteurs. Le Mur, tout en scandalisant par son « populisme » un certain nombre de critiques littéraires réactionnaires1, ne fait que confirmer la notoriété inattendue de l’auteur et lui vaut même une nomination pour le prestigieux Prix Goncourt en 1939 (finalement c’est Henri Troyat qui remportera le prix). Dans l’immédiat après‐guerre le recueil ne tardera pas à devenir un best‐seller, un des tirages à succès les plus retentissants de la collection « Livre de Poche ». Dans La Nausée et dans Le Mur Sartre esquisse ses idées précoces sur l’existence, idées qu’il va développer, pendant la guerre, dans sa trilogie romanesque Les Chemins de la liberté2, dans son essai théorique L’Être et le néant (1943) et « mettre en situation » dans ses premières pièces de théâtre (Les Mouches, 1943, Huis clos, 1944). Pendant cette période de formation de sa philosophie de la liberté, Sartre ne cesse de souligner qu’en première instance il veut être un « philosophe littéraire » à l’exemple de Kierkegaard. A juste titre il estime de pouvoir atteindre le grand public par des récits de fiction plutôt que par des essais de philosophie érudits. Avec son œuvre littéraire Sartre ne vise rien de moins qu’à effectuer un changement d’attitude existentielle dans la société contemporaine. Il se déclare 50 un athée convaincu et, dans le sillage de Husserl et de Nietzsche, il rejette l’essentialisme dans tous les domaines de la pensée pour y substituer la notion de contingence. Cette idée de la gratuité absolue de la vie, idée de base de la philosophie sartrienne, ne manque pas d’attirer le public contemporain, désillusionné par les atrocités de la guerre, mais elle provoque en même temps le scandale par ses implications morales. Aussi la première manifestation publique de Sartre en France fut‐elle une offensive en faveur de l’intégrité morale de son « existentialisme »3 : il s’agit d’une conférence intitulée « L’existentialisme est‐il un humanisme ? », donnée au Club Maintenant à Paris en octobre 1945, et publiée l’année suivante sous le titre « L’existentialisme est un humanisme ». Notons le changement de titre : dorénavant la conférence fonctionnera comme pamphlet de l’existentialisme institutionnalisé. Prenant à son compte les mots de Dostoïevski, « Si Dieu nʹexiste pas, tout est permis », Sartre insiste sur la liberté totale de l’homme. L’existence s’avère un enchaînement d’actes réversibles dont la responsabilité revient à l’homme seul. N’empêche que bien souvent la liberté de l’un entre en conflit avec celle de l’autre. Le « mitsein » humain, d’après Sartre, est d’ordre conflictuel plutôt qu’harmonieux. En outre, pour recueillir le consensus du grand public, Sartre s’applique à normaliser sa philosophie à scandale en l’ « historisant ». Dans son essai « Qu’est‐ce que la littérature ? » (1947), il brosse un portrait historique de l’écrivain bourgeois de gauche tel qu’il s’est développé à partir de la fin du 19e siècle. Il constate que celui‐ci est condamné au scandale, vu qu’il se voit obligé d’écrire contre son propre temps et contre sa propre classe. Dans l’intervalle qui nous sépare de la parution du Mur, une période de presque trois‐quarts de siècle, les voix qui crièrent au scandale se sont tues. Le postmodernisme s’est imposé entre nous et l’existentialisme sartrien, mettant en relief le conventionnalisme de notre rapport au réel. L’anthropologie et la sociologie modernes ont souligné le déterminisme ethnique et social de nos choix. Le nihilisme nietzschéen des ouvrages de Sartre semble quelque peu daté, la liberté totale d’agir un rêve dépassé de l’intelligentsia bourgeoise de gauche de l’après‐guerre. Cependant, de nos jours on ne cesse de réimprimer l’œuvre littéraire de Sartre. Comment expliquer la fascination qu’elle exerce sur le lecteur d’aujourd’hui ? Avant d’essayer de répondre à cette question, je me propose d’interroger d’abord une des nouvelles du Mur, à savoir « La 51 Chambre ». Détenu à vie Dans le prière d’insérer de l’édition originale du Mur, Sartre s’explique ainsi sur la portée du recueil : Personne ne veut regarder en face l’Existence. Voici cinq petites déroutes – tragiques ou comiques – devant elle, cinq vies. […] Ève essaie de rejoindre Pierre dans le monde irréel et clos de la folie. En vain. Ce monde n’est qu’un faux‐semblant et les fous sont des menteurs. […] Toutes ces fuites sont arrêtées par un Mur; fuir l’Existence, c’est encore exister. L’existence est un plein que l’homme ne peut quitter4. La dernière phrase de cette profession de foi existentialiste avant la lettre est une citation littérale de La Nausée. Il s’agit de la conclusion que le protagoniste du roman, Antoine Roquentin, tire de l’expérience décisive de la contingence, expérience qu’il a eue devant le châtaignier dans le parc de Bouville. Il vient de découvrir que l’existence est inutile et par conséquent absurde et, qui pis est, qu’elle est omniprésente. On ne peut s’en défaire. Face à ce constat, Roquentin se voit obligé de réorganiser sa vie (le suicide est expressément rejeté comme remède contre la contingence5). Il s’agit là d’une tâche rude, vu que l’homme ne peut accepter la contingence (c’est à ce refus catégorique de la contingence que renvoie l’allégorie de la nausée). L’homme aspire à être « the right man in the right place », il veut être utile et « réclamé » par un monde indigent en quête de bienfaiteurs. Par là l’homme se rend coupable de « mauvaise foi », l’attitude existentielle que Sartre dénonce comme « saloperie ». Le salaud, c’est celui qui a adopté la mauvaise foi comme attitude existentielle chronique. Pendant la première période polémique de sa carrière littéraire et philosophique, l’époque de La Nausée et du Mur entre autres, Sartre ne trouve pas de solution viable au problème de la contingence. Le choix de l’écriture grâce à laquelle Roquentin pense se protéger contre la gratuité de l’existence ne convainc pas la critique contemporaine6. Effectivement Sartre la dénigrera lui‐ même dans son autobiographie Les Mots, une vingtaine d’années plus tard, comme étant une solution éminemment bourgeoise et vide de sens7. Dans les 52 nouvelles du Mur, la question de la survie dans un monde contingent reste définitivement en suspens. Le monde bourgeois est attaqué et démantelé sans que l’auteur ne nous propose d’alternative. Il est significatif à cet égard que Sartre a dédié Le Mur à Olga Kosakiewicz, une amie d’études avec qui lui et Simone de Beauvoir formaient un ‘trio’ expérimental au milieu des années trente8. Ce ne sera qu’après la guerre que Sartre lancera l’idée d’engagement en tant que moyen pour survivre à la contingence. Les nouvelles du Mur traitent la confrontation de l’homme avec l’existence futile, et le refus spontané ou réfléchi de celle‐ci. Sartre représente la vanité de ce refus moyennant la métaphore de la fuite infructueuse hors d’un espace emmuré. L’espace clos est caractéristique de l’œuvre sartrienne9. Les longs corridors étroits, les cages d’escalier resserrées font penser aux récits d’un auteur que Sartre apprécie beaucoup, Franz Kafka, dont les premières traductions parurent vers la fin des années vingt. La chambre close réfère à l’isolement de l’individu, thème proéminent dans l’œuvre de Sartre qui conçoit les rapports interhumains, je l’ai dit, comme un conflit perpétuel, par suite duquel le pour‐soi de l’un est néantisé (transmué en en‐soi) par le pour‐soi de l’autre. Il s’ensuit que la communication avec autrui échoue et que l’homme s’isole. La pensée de Sartre, à l’encontre de celle de Camus, est empreinte de pessimisme. Il peint l’amour, l’amitié, la sexualité non pas comme un dialogue entre des partenaires égaux, mais comme une lutte permanente qui condamne l’individu à la solitude et au silence.10 En proclamant la relation avec autrui comme un conflit de consciences, Sartre prend parti contre l’humanisme contemporain dont on retrouve des échos dans la littérature française de l’époque (par exemple dans La condition humaine d’André Malraux, 1933). Il considère l’amour de l’humanité comme une attitude de mauvaise foi, voire comme un des masques du ‘salaud’ qui s’en sert pour se protéger contre la contingence. Exemple hilarant : l’autodidacte dans La Nausée. Dès son début littéraire, Sartre met donc en scène ces attitudes existentielles, avant de les approfondir plus tard dans ses essais philosophiques (notamment dans L’être et le néant, 1943). L’énigme de la folie En écrivant « La Chambre », Sartre s’est inspiré d’événements de sa vie privée. 53 A l’époque il se penche sur la problématique de la démence. Il discute avec ses amis sur le dilemme si oui ou non la folie est une attitude existentielle authentique11. Dès ses études de uploads/Philosophie/ la-chambre-un-flirt-avec-la-folie.pdf

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