Université Paris-VIII U.F.R. 1 : Arts, Philosophie, Esthétique Département de P
Université Paris-VIII U.F.R. 1 : Arts, Philosophie, Esthétique Département de Philosophie “Lieux et transformations de la Philosophie” SITUATION ESTHETIQUE DU CINEMA Thèse de Nouveau Doctorat (Philosophie/Esthétique) soutenue par Denis Lévy sous la direction de Jacques Rancière Membres du Jury : Guy Fihman, Jacques Rancière, Michel Marie, Alain Badiou 1992 2 A Alain Badiou 3 Avertissement 1. Les notes de la Première Partie se trouvent à la fin de celle-ci. Celles de la Deuxième Partie se trouvent à la fin de chaque chapitre. 2. Les titres de films étrangers sont généralement cités dans la langue originale, sauf lorsque leur célébrité a répandu l’usage de leur titre français et que celui-ci est une traduction exacte. Remerciements à Elisabeth Boyer, François Nicolas, Michèle Grangé, Sabine Chauvet, Vladislas Le Bihan, Thibaut Delorme. 4 INTRODUCTION Ce travail procède du constat, en ce début des années quatre-vingt-dix, d'une situation doublement déplorable : celle à la fois de la critique de cinéma, et de l'art du cinéma. La notable raréfaction de celui-ci, l'absence de critères de celle-là, nous incitent à les reconsidérer fondamentalement pour en tirer le bilan esthétique. C'est une tradition propre au cinéma que la théorie accompagne son art pas à pas : aussi nous a-t-il paru indispensable de les examiner conjointement. Cet examen se donnera donc sous la forme d'un double bilan articulé : - D'une part, un bilan non pas de la théorie du cinéma, mais de sa théorie critique, qui repose toujours au moins implicitement sur une esthétique, génératrice de critères ; on s'attachera particulièrement à la dernière étape importante de la théorie critique : la pensée d'André Bazin et la Politique des Auteurs. - D'autre part, un bilan non pas de l'histoire du cinéma, mais de l'histoire du réalisme : nous proposerons une définition de l'esthétique réaliste qui tentera de préciser une notion qui, appliquée au cinéma, reste souvent dans le vague. Les autres esthétiques ne seront abordées que par opposition au réalisme. C'est en effet notre hypothèse que le réalisme, dans son sens esthétique, n'est pas un caractère “naturel”, c'est-à-dire technique, du cinéma, mais un mouvement artistique historiquement périodisable (d'autant mieux qu'il nous paraît s'être achevé au cours des années soixante), dont le modèle esthétique est le cinéma hollywoodien. Nous y étudierons donc plus attentivement la constitution et l'essor de l'esthétique réaliste, dont l'hégémonie fut telle qu'elle donna à penser qu'elle était intrinsèque au cinéma. (“Esthétique” sera entendu dans son double sens : celui d'un ensemble de conditions artistiques destiné à disposer l'oeuvre et le public dans une relation spécifique ; et celui du rapport particulier d'une oeuvre à l'histoire de ces conditions. Le tout formant l'objet de l'Esthétique, discipline qui étudie les esthétiques.) Toutefois, l'esthétique réaliste ne peut être entièrement perçue et nommée comme telle que du point où cette esthétique s'achève, c'est-à-dire du point où une autre esthétique se constitue : celle que, faute de mieux, nous appellerons moderne, ou post-réaliste, et qui se développe au cours des années soixante-dix. Nous décrirons les nouvelles conditions qu'introduit cette esthétique, par comparaison avec le réalisme : on verra que si le réalisme éclaire la modernité, celle-ci à son tour éclaire rétrospectivement le réalisme. Enfin, nous avancerons que si l'enjeu central d'une esthétique est la relation du public et de l'oeuvre, l'esthétique moderne redispose ce rapport au nom d'une plus grande liberté du spectateur, et que c'est ce qui, paradoxalement, restreint son public. Ce n'est là que le sort coutumier de l'art moderne, indissociable de l'accomplissement du destin artistique du cinéma ; on craindra pourtant l'extinction de cette esthétique, faute de relève, et faute d'une théorie critique assez courageuse pour reformuler ses critères au nom 5 de l'art du cinéma. Le présent travail a l'ambition de poser quelques jalons pour cette entreprise. 6 P R E A M B U L E 1. Art et Cinéma. Le cinéma, semble-t-il, a prouvé qu'il pouvait être un art. Ceci ne signifie pas pour autant que tous les films, quels qu'ils soient, relèvent de l'art du cinéma. Mais cela implique, pour ceux qui en relèvent, des conséquences qu'il faut mentionner. Soutenir que le cinéma puisse être un art n'a d'abord pu se faire qu'au prix d'un réaménagement du concept d'art lui-même. Il a fallu notamment accepter l'idée, préparée par la photographie, que la fonction mimétique se situait en deçà de l'art, puisqu'elle pouvait être confiée à une machine. Pour qu'il soit radicalement distingué entre art et technique, il aura sans doute fallu attendre la reconnaissance du cinéma comme art, au-delà de sa capacité technique de produire une illusion de réalité : une restitution quasi-exacte du modèle, mais aussi, et mieux encore, une complète impression de profondeur. Peinture et photographie pouvaient encore rivaliser dans l'illusionnisme de la représentation, et la peinture pouvait s'y prévaloir de sa supériorité comme d'une preuve d'art : avec le cinéma, cette argumentation devient caduque. En d'autres termes, le cinéma, en tant que technique, oblige à distinguer entre exactitude et vérité. Si l'exactitude peut être le fait d'une machine, il faut chercher la vérité ailleurs. André Bazin émet l'hypothèse que "la photographie a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance" (1), et que cette libération ouvre ce qu'il appelle "la crise du réalisme" au XIXe siècle. On pourrait pousser le raisonnement jusqu'à soutenir que le cinéma a libéré la littérature de la narration classique (et lui a même inspiré de nouvelles formes de récit), -voire même qu'à travers la musique de film, il a déchargé la musique de tout programme, c'est-à-dire de tout récit. Autrement dit, tout se passe comme si le cinéma prenait en charge l'aspect figuratif de l'art, et contribuait ainsi activement à ouvrir la crise moderne de l'art. Il est remarquable que la peinture non-figurative, le roman moderne, la musique atonale, fassent leur apparition autour des années 1910, de façon exactement contemporaine des premières tentatives de formalisation cinématographique menées par Griffith. Ou encore : que la question de savoir si le cinéma est un art se pose au moment précis où il est contesté que les oeuvres picturales, littéraires ou musicales modernes soient encore des oeuvres d'art. Pour ce qui est du cinéma, son statut d'art dépendait donc de sa capacité à être autre chose qu'une technique mimétique, une technique de reportage de la réalité : faute de quoi, il n'aurait été, selon le mot d'Antoine Lumière, qu'une "invention sans avenir". Il lui fallait notamment devenir une forme de pensée, comme tout art : non pas le véhicule d'une pensée extérieure (philosophique, politique ou autre), non pas un média, un support de communication, -mais une forme spécifique de pensée, intraduisible et irremplaçable. Pour reprendre l'expression d'Etienne Souriau (2) : l'art est la "Raison [...] de la pensée constructive". Cette pensée constructive est caractérisée par le fait que c'est une pensée active plutôt que spéculative, intuitive plutôt que discursive, instauratrice de vérités plutôt que savante. Comme toute pensée où des vérités sont en jeu, le cinéma a dû commencer par constituer ses propres fictions, -condition pour que puisse naître l'émotion esthétique. Car la pensée artistique a ceci de singulier 7 qu'elle opère à l'aide d'émotions : ni sentiments, ni sensations. Cette distinction nous écarte de toute approche impressionniste des oeuvres d'art. Le cinéma en particulier n'a besoin ni du sentimental ni du sensationnel pour être un art : les critères du vécu sont aussi inopérants que ceux du spectacle. Entendons ici "émotion" dans son sens premier de mouvement de sortie, d'excès sur soi-même, de dépassement des limitations de la personne. Aussi bien doit-on réexaminer sous cet angle le reproche qu'on a souvent adressé au cinéma, en particulier celui dont le propos explicite est de divertir : "l'évasion" n'est pas nécessairement une fuite devant les "vrais problèmes", mais peut être le moyen de s'arracher à ce qui précisément, dans la vie quotidienne, entrave la pensée. Et l'émotion est arrachement à soi-même, altération ; tandis que le sentiment est reconnaissance du même, et la sensation, aliénation par le physiologique : les "sensations fortes" sont le fait du spectacle, non de l'art. Ce qui ne veut pas dire que sentiment et sensation, en art, ne puissent servir de matériau à l'émotion : c'en est peut-être même l'objet privilégié, au sens où Aristote dit que la sensation de terreur et le sentiment de pitié sont l'objet de la catharsis tragique. L'émotion esthétique, l'émotion du vrai, n'est ni spontanée, n i nécessairement instantanée : dans le cas du cinéma, en particulier, le temps est un facteur important dans le surgissement de l'émotion (ce qui la distingue encore du sentiment, qui est généralement immédiat) ; il n'est pas rare que l'émotion esthétique ne trouve sa plénitude qu'en fin de visionnement, voire même après un temps de réflexion plus ou moins long, qui inclut notamment le temps de l'interprétation. 8 2. Sens / signification. L'oeuvre d'art demande à être interprétée dans la mesure où elle produit du sens. On distinguera ici entre sens et signification, en nous inspirant notamment de la définition par Roland Barthes de trois niveaux de "sens" (3) : un uploads/Philosophie/ denis-levy.pdf
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- Publié le Mar 20, 2021
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