GENÈSE DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE par Jacques D'HONDT Président de la Société
GENÈSE DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE par Jacques D'HONDT Président de la Société Française de Philosophie Professeur honoraire de l’Université de Poitiers Sommaire Introduction L'explication par la provenance La désuétude des philosophies La prise de conscience dialectique Une genèse idéale La genèse réelle Les oeuvres de jeunesse Des concepts inconcevables Plus que tout autre, la philosophie de Hegel reste, longtemps après la mort du philosophe, un objet d’étonnement, de suspicion, de polémique. A cet égard, elle connaît un destin exceptionnel. On ne conteste guère la grandeur et l’importance de l’œuvre, mais on s’interroge sur sa signification exacte, sur la légitimité des conséquences qui en sont tirées et des héritages divers que l’on en recueille. La simple curiosité, déjà, suggère l’une des nombreuses questions que l’on se pose à son sujet : d’où provient donc cette immense construction intellectuelle, d’où Hegel tire-t-il toute cette nouveauté, ces idées surprenantes, ces thèses ambiguës et inquiétantes ? Comment a germé, puis s’est développé dans son esprit ce système extraordinaire ? L’EXPLICATION PAR LA PROVENANCE La curiosité n'est cependant pas le seul motif. Le désir sérieux de connaissance suscite de semblables questions. La recherche des sources, le balisage des chemins, le spectacle de la formation et du développement des hypothèses ou des intuitions premières, aident à atteindre une meilleure compréhension du résultat final. Nous satisferions-nous du simple constat que de telles idées ont soudainement surgi dans l’esprit de Hegel, ou qu’il les a radicalement créées, dans une autonomie et dans une atemporalité spirituelles absolues ? Ce serait là plutôt un alibi de la paresse. Mieux vaut chercher et réfléchir. L’une des causes d’incompréhension et d’inquiétude réside peut-être justement dans le sentiment de l’apparition abrupte d’un système dépourvu de causes et de conditions, dont on ne saurait aucunement rendre compte, et qui résulterait d’une pure invention arbitraire. A cet élu, la vérité serait venue pendant son sommeil ! Hegel a lui-même protesté contre une telle vision de la vie de l’esprit. Il concevait celle-ci comme un travail, un effort sérieux, une persévérance, l’élaboration appliquée et ajustée d’une œuvre. Après avoir lu son grand roman métaphysique et logique, nous pouvons donc légitimement l’interroger comme le fut l’Arioste après la parution de son Roland furieux : Maître, où avez-vous donc pris tout cela ? Une telle question ne vise pas le seul Hegel, mais, à vrai dire, tous les philosophes, dont les propos stupéfient d’abord un public mal préparé à les entendre, et surtout ces penseurs intrépides et quelque peu extravagants qui furent si nombreux et si prolixes, en Allemagne, à l’extrême fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème. Comme Hegel, ils se signalent par leur assurance dans l’affirmation des thèses apparemment les plus paradoxales, par l’absolutisme et l’obstination de leurs convictions. Tout cela suscite beaucoup d’ironie chez leurs lecteurs, et déjà chez leurs contemporains. Schiller songeait surtout à Fichte et à Schelling, quand il composait son poème, Le Métaphysicien. La dernière strophe s’adresse à ce métaphysicien lui-même, vaniteusement juché sur une très haute tour d’où il contemplait le monde et les hommes minuscules, tout en bas : « Dis-moi donc, petit grand homme, la tour d’où ton regard tombe, si dédaigneux, de quoi et sur quoi est- elle bâtie ? Comment, toit-même, y es-tu monté ? Et son aride sommet, à quoi te sert-il à regarder dans la vallée ? » Il est probable que Hegel a lu ce poème. En a-t-il retenu la leçon ? En tout cas, il est, avec Descartes – le Descartes de la première partie du Discours de la Méthode, si dépréciée, si négligée de nos jours – l’un des rares philosophes qui ait tenté, - trop sommairement, trop rhapsodiquement, trop indirectement – d’esquisser « l’histoire de leurs pensées », de raconter leurs années d’apprentissage, d’indiquer quelques-unes des conditions objectives de leur originalité. Malheureusement pour nous, Hegel n’entre pas dans les détails. Peut-être croit-il qu’il est impossible pour un penseur de s’analyser lui-même. Et puis, il estime finalement que sa philosophie constitue un tout dont aucun élément ne saurait être utilement dissocié. A ses yeux, ce serait réfuter et déstabiliser cette philosophie que d’y distinguer trop nettement, comme nous avons maintenant tendance à le faire, un système et une méthode, une théologie et une science, un idéalisme et une dialectique. Seuls des esprits sortis de ce système, évadés, libérés de son emprise, et tentés par des créations nouvelles – comme le fut Marx, en son temps – peuvent procéder à un tel dépeçage de l’hégélianisme ; seuls ils osent prélever sur une philosophie tenue globalement pour périmée, des organes intacts, capables d’être greffés sur un autre corps. Ce que notre époque récupère de façon privilégiée, dans l’hégélianisme, c’est ce qu’on appelle la méthode dialectique, ou tout simplement, la dialectique. Elle rejette et oublie, en général, les résultats ultimes que Hegel pensait avoir obtenu en appliquant cette méthode ou en s’abandonnant à cette dialectique. Trouverait-on encore un seul de nos contemporains pour adhérer pleinement ne serait-ce qu’aux conclusions les plus générales du système hégélien ? Risquons- nous de rencontrer, ici ou là, un hégélien, au sens rigoureux du terme ? Nous dirigeons principalement notre attention sur la logique de Hegel, sur sa dialectique, et en distinguant en elle ce que Hegel s’était efforcé, au contraire, d’y réunir. Il nous faut nous souvenir que cette dialectique s’est constituée dans l’intimité du système, avec ses présuppositions métaphysiques, et que Hegel lui- même aurait été fort irrité de nous voir travailler à la séparer de ce système. Il n’est toutefois pas certain que cette liaison ait été originaire et fondatrice. LA DÉSUÉTUDE DES PHILOSOPHIES En tout cas, pour sa philosophie totale et totalisante, pour son système entier, et plus généralement à propos de chaque philosophie apparue avant la sienne, Hegel a osé énoncer des conditions objectives de possibilité. Certes, pour lui, cette objectivité est de nature spirituelle, il est profondément idéaliste : l’histoire humaine est à ses yeux une objectivation de l’esprit, elle est le mouvement même de ce qu’il appelle précisément l’esprit objectif. Mais cette assignation de conditions objectives – fussent-elles spirituelles – représente pour la philosophie, selon les conceptions traditionnelles, comme une agression, et comme une tentative de disqualification. Quelle audace ! Hegel marque la dépendance de chaque philosophie, et aussi de la sienne, à l’égard du temps, et d’un temps déterminé : l’époque dans laquelle le philosophe travaille. Il faut relire, à cet égard, les dernières pages de la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit : « Il est de la nature du vrai de percer quand son temps est venu, et il n’apparaît que si ce temps est venu. C’est pourquoi il n’apparaît jamais trop tôt et ne trouve pas un public sans maturité pour l’accueillir. » (Édition bilingue par Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1966, p. 167) Une philosophie est-elle vraie ? Est-elle fausse ? Son mérite véritable est de venir « à point nommé ». Hegel restera toujours fidèle à cette conviction : non seulement toute philosophie obéit à des conditions spatio-temporelles, à des conditions historiques, mais elle puise toute sa substance dans l’esprit qui anime une époque caractéristique de l’histoire mondiale. La Préface de la Philosophie du Droit le rappelle énergiquement : « Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie, car, ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps. Il en est de même de la philosophie : elle saisit son temps dans la pensée. Il est aussi insensé de prétendre qu’une philosophie, quelle qu’elle soit, puisse franchir le monde contemporain pour aller au-delà que de supposer qu’un individu puisse sauter par dessus son temps, puisse sauter par dessus le rocher de Rhodes. »(Principes de la Philosophie du Droit, traduction par R. Derathé, Paris, Vrin, 1975, p. 57) Jamais trop tôt, donc ! Mais ce mot d’ordre implique que ce qui est ancien vient trop tard dans notre présent, qu’il y a une péremption des philosophies. Et Hegel ne craint pas de le dire : « Une philosophie ancienne ne satisfait pas l’esprit en qui vit désormais une notion profondément déterminée (…) C’est pourquoi il ne saurait aujourd’hui y avoir des Platoniciens, des Aristotéliciens, des Stoïciens, des Épicuriens. Animer de nouveau ces philosophies, vouloir ramener à elles l’esprit qui s’est pénétré plus à fond, serait l’impossible et une sottise semblable à celle de l’homme qui s’efforcerait d’être de nouveau un jeune homme, ou du jeune homme qui voudrait redevenir un enfant, quoique l’homme, le jeune homme et l’enfant soient le même individu (…) Des momies que l’on introduit dans ce qui vit, n peuvent s’y maintenir. » (Leçons sur l'histoire de la Philosophie, Introduction, traduction par J. Gibelin, Paris, Gallimard, 1954, p. 71) Ces textes nous accordent en quelque sorte l’autorisation d’étudier les idées de Hegel lui-même dans leur contexte historique et d’essayer de retracer leur genèse. Pour effectuer une telle étude, nous nous serions éventuellement passés de la permission de Hegel. Mais puisqu’il nous uploads/Philosophie/ dhondt-genese-dialectique-hegelienne.pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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