Pour être libre faut-il se déprendre des autres ? Il y a fondamentalement dans

Pour être libre faut-il se déprendre des autres ? Il y a fondamentalement dans cette question le sentiment d’une déchirure, introduite par le terme « déprendre ». Déprendre… Immédiatement, le terme n’évoque pas seulement un détachement, et encore moins un détachement simple, aisé, sans coût ni conséquence, comme la feuille qui, en suivant naturellement le cours des saisons, se détache de l’arbre en automne. Le terme évoque bien plutôt un arrachement, forcément douloureux parce que la fleur n’est pas arrachée du sol sans douleur, les fondations d’une maison ne sont pas arrachées par la tempête sans violence. Et en plus il s’agit ici de « se » déprendre, c’est-à-dire de faire violence à soi-même, de causer à soi-même une douleur. Mais se déprendre de quoi, ou plutôt, en l’occurrence, de qui ? Des autres. Des autres, parce que justement nous sommes épris des autres – on ne peut se déprendre que de ce dont on est épris. Or ce dont nous sommes épris, c’est aussi ce qui nous tient à cœur, et c’est parce que ça nous tient autant à cœur que nous y sommes si profondément attachés, à raison ou non. C’est dans le questionnement sur la légitimité de l’attachement que se pose en creux la question de le défaire, peut-être parce qu’il nous pèse bien trop et parce qu’il en résulte plus de préjudice que de bénéfice, ou peut-être parce qu’il repose sur une illusion, et qu’il n’est pas valable en lui-même, auquel cas il lui faut préférer la vérité libératrice et employer nos existences à emprunter une meilleure direction. Mais ce qui est étonnant, et paradoxal, dans notre question départ, c’est qu’il s’agit non pas de viser la vérité ou l’apaisement, mais la liberté ; or tout attachement implique une restriction de la liberté conçue comme une absence d’entraves, car s’attacher ne signifie pas autre chose qu’être attaché, voire même parfois enchaîné. Par conséquent, dans sa formulation la question ne peut que susciter nos interrogations, puisque, d’une certaine façon, si nous assimilons la liberté à l’envol léger loin de la pesanteur, et ces autres, et surtout le fait d’être épris des autres, à la pesanteur dans laquelle nous nous sommes englués, la question revient à se demander si pour pouvoir s’envoler et quitter cette pesanteur, il faudrait s’arracher à cette pesanteur. Cela nous semble presque tautologique puisque, logiquement, oui il faut échapper à la pesanteur pour s’en délivrer. Alors certes, il n’y aurait même pas la possibilité de remarquer le fait même de s’envoler s’il n’y avait pas la pesanteur qui nous attire et nous retient. De même, il n’y a pas de détachement possible si nous ne sommes pas attachés, ni de délivrance si rien n’a le pouvoir de nous emprisonner. Être libre et être épris semblent alors comme deux facettes complémentaires qui se soutiennent l’une et l’autre en donnant à chacune sa raison d’être. La mise en tension de ces deux pôles est logiquement fondée. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le passage d’un pôle à un autre, orienté par la préposition « pour ». Le terme à atteindre c’est la liberté. Et pour ce faire, cela implique non pas seulement de rendre sa façon d’être épris plus mesurée, plus équilibrée, il s’agit tout bonnement de cesser de façon claire et nette d’être épris, il s’agit radicalement de quitter définitivement l’un des deux pôles pour en atteindre l’autre. Et c’est là ce qui justifie la formulation de la question : il ne s’agit pas seulement de quitter cette pesanteur, il s’agit d’y renoncer. Et il y a dans ce renoncement à ce qui nous le tient le plus à cœur une dimension tragique. Le fait même qu’il faille renoncer à quelque chose témoigne de la difficulté à accomplir cet objectif, ce processus qui nous mène d’un pôle à l’autre, parce qu’il est déjà difficile de ne serait-ce même que commencer ce cheminement en acceptant de nous résoudre ainsi à partir. Pourquoi une telle difficulté ? Parce que ce qui est proposé par la question de départ ne semble pas aller de soi, mais au contraire impose de se défaire ou bien d’une tendance naturelle, ou bien d’une habitude dont on peut alors interroger le bien-fondé. Dans le cas d’une tendance naturelle, d’autres questions imbriquées jaillissent alors : est-ce seulement possible de lutter contre sa propre nature, et est-ce d’avance vain et alors inutile ? pourquoi même devrions-nous lutter contre ce qui nous est naturel, c’est-à-dire ce qui a priori nous correspond, et actualise notre essence même ? et pourquoi cette tendance serait-elle si naturelle s’il n’y avait rien à en tirer et s’il fallait impérativement nous en débarrasser ? De même, dans le cas d’une habitude, cela induit d’autres interrogations tout aussi revendicatives : si c’est une habitude, c’est qu’elle s’est formée par l’expérience, c’est qu’elle est imposée directement dès notre naissance de par et dans notre présence même dans le monde, donc comment aurions-pu nous faire autrement, et comment pourrions-nous même faire autrement ? s’en départir implique la pratique, l’exercice, donc dans le fait de se forcer à se discipliner, peut-il encore exister une dimension de liberté ? et puis il faut alors veiller sans cesse, à chaque instant, à ne pas reprendre cette habitude, et cette préoccupation constante ne vient-elle pas menacer là encore la possibilité même d’une liberté totale, d’une liberté ontologique, qui nous constitue dans notre « être » même ? Ce sentiment d’adversité, de résistance, face à ce qu’implique la question de départ, qui se retrouve dans toutes ces interrogations et les caractérise nous conduit in fine à remettre en question le statut même de la liberté : la liberté en vaudrait-elle la peine ? pourquoi lui accorder une valeur telle que nous devrions nous-mêmes nous effacer, nous incliner, en inclinant nos inclinations, devant sa supériorité intrinsèque, en soi et pour soi – ce qui revient à nous priver de notre liberté effective en la posant comme un absolu à atteindre dans son intégralité ? ou alors est-ce parce que nous sommes capables de concevoir la dévotion nécessaire pour atteindre un but si distant que ce but nous permet précisément de nous réaliser en nous confrontant à cette difficulté pour mieux confondre notre volonté dans l’appel d’un but si élevé – en définitive ne serait-ce pas parce que la liberté est dans cette perspective un but aussi difficile que c’en est par là même un but aussi élevé ? Le problème c’est que même en considérant de la sorte la liberté, de façon positive, c’est-à-dire comme maîtrise de soi, en maîtrisant ses passions, en les maîtrisant tant qu’on les détruit et qu’on s’en départit, fatalement il y a une réaction face à la question de départ qui se décompose en deux moments distincts : il y a à la fois une résistance immédiate, spontanée, à l’idée de se déprendre des autres, de ce à quoi (l’Autre, dans toute son altérité pour le sujet, c’est-à-dire dans tout son mystère et toute sa richesse) et de ceux à qui, on tient, quitte à ne jamais devenir libres ; et en même temps il y a une forme de soupir lucide et désolé, qui admet que oui il faudrait se déprendre des autres pour être libre et que c’est tout de même dommage de devoir admettre que nos rapports avec les autres nous conduisent à cette constatation. Mais dans ces deux moments il y a là le vrai fond du problème : pourquoi le sujet renvoie-t-il la responsabilité du problème de ses rapports avec les autres aux autres ?! Est-ce que nous refusons d’admettre qu’en étant autant épris des autres, c’est d’abord à nous qu’il revient de tendre vers ce qui est le mieux pour nous, en l’occurrence la liberté de s’être dépris des autres, ou est-ce que nous refusons cette existence parce que nous la ressentirions alors comme profondément amputée d’une expérience qui nous est bon gré mal gré indispensable ? Dans un premier temps, peut-être que pour être vraiment libres il faudrait reconnaître que parce que nous sommes si épris des autres nous refusons d’admettre que c’est à nous de tendre vers ce qui est le mieux pour nous, c’est-à-dire nous déprendre des autres pour enfin être vraiment libérés et libres. Dans un deuxième temps, peut-être que pour être vraiment libres il faudrait reconnaître que nous refusons de nous passer de ce qui nous est profondément essentiel pour notre humanité même. Enfin, dans un troisième temps et dernier temps, peut-être que pour être vraiment libres il faudrait reconnaître que pour que nous en arrivions à nous poser cette question, c’est que nous n’avons jamais réussi à nous libérer d’un doute que les rapports avec les autres ne parviennent pas à écarter. Dans un premier temps, examinons si pour être vraiment libres il faudrait reconnaître que parce que nous sommes si épris des autres nous refusons d’admettre que c’est à nous de tendre vers ce qui est le mieux pour nous, c’est-à-dire nous déprendre des autres pour enfin être vraiment libérés uploads/Philosophie/ dissert-n01.pdf

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